Un cheval dans la guerre

C’est autour du cheval que s’articule ce texte bref (55 pages dans l’édition présente), de Claude Simon, Le cheval, ordonné, composé de façon musicale : « un régiment et un concerto, le concerto ramenant au régiment et le régiment aux petits bouts de plomb », publié pour la première fois par Maurice Nadeau en 1957.


Claude Simon, Le cheval. Postface de Mireille Calle-Gruber. Les Éditions du Chemin de fer, 96 p., 14 €


On sait que Claude Simon fut cavalier dans les Dragons, en 1940, qu’il vécut la défaite et fut fait prisonnier. Une expérience terrible, dont il nota d’abord les faits, au quotidien, dans ses carnets, malgré la peur, le froid, l’épuisement et l’inconfort extrême.

Puis qu’il reprit ses souvenirs, vingt ans durant, par thèmes et par blocs séparés, jusqu’à saturation : le cheval, le village près du front, les paysans, la jeune femme laiteuse, les compagnons soldats, l’indifférence, l’entraide, le non-sens de la guerre, l’antisémitisme…

A regarder ses manuscrits, confiés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, on a un aperçu de sa méthode. Le premier jet de l’écriture, ce qu’il nomme sa « bouillie », n’a pas été gardé par lui. Le manuscrit ne restitue que la deuxième étape, qui se présente ainsi : corps du texte en un bloc déplacé sur la droite, aux lignes horizontales, grande marge sur la gauche où apparaissent les corrections et les rajouts, les dessins, les idées de sujets à venir, le tout inscrit en diagonales.

Le cheval est central dans le texte éponyme, il est le partenaire silencieux, souffrant, mourant, victime en qui les humains reconnaissent un allié et un double.

Le cheval est le premier état de ce qui constituera La route des Flandres, mais on retrouvera le sujet de la guerre, de cette guerre-là, au long de l’œuvre, comme s’il était inépuisable, inracontable, et comme si la mémoire ne pouvait s’en défaire.

Ainsi, dans Le jardin des plantes, un des tous derniers livres, un journaliste, veut faire parler le narrateur de ce que fut cette expérience.

« J’ai répété sa question : Comment fait-on pour vivre avec la peur ? J’ai dit Hé ! On n’a pas le choix !… Il a dit Ce que je voudrais que vous… J’ai dit On a peur, c’est tout. Quoique. Je cherchais mes mots. Je me demandais ce que ceux de « guerre » et de « peur » pouvaient bien signifier pour lui qui n’était pas né à cette époque… Il avait l’air efficace, précis… Il a dit Le thème de la guerre revient avec insistance chez vous. On a même avancé que c’était là la clef qui conditionne tout ce que vous avez écrit et que… J’ai dit que Ho c’était tout de même un peu exagéré, un peu réducteur, que j’avais tout de même écrit pas mal d’autres choses et que… » Et quelques pages plus loin : « Il a dit Vous m’avez dit que ça avait duré huit jours non ? J’ai dit La fatigue. Il a haussé les sourcils et a dit La fatigue ? J’ai dit Oui par-dessus tout la fatigue. Il a dit La fatigue plus que la peur ? J’ai dit Oui Par exemple quand vous ne pouvez plus que marcher au lieu de courir alors qu’on vous tire dessus Simplement parce que vous êtes à bout de force… »

Dans Le cheval, les dialogues ne s’étirent pas tel celui-ci sur des dizaines, voire une centaine de pages, ils se présentent comme ceux dont les lecteurs ont l’habitude, avec des guillemets et des tirets, ils constituent des paragraphes et ils sont séparés des grands ensembles narratifs ou descriptifs.

Mais on y trouve déjà le mélange d’élégance, de culture et de parler plus cru, plus populaire, qui caractérise les propos des personnages dans La route des Flandres. On y retrouve aussi l’humour, le désenchantement, et même ce qui pourrait apparaître comme du cynisme si on ne connaissait pas par ailleurs la grande humanité de l’écrivain.

« — A ton avis (demande l’ami juif), qu’est-ce que tu crois qui vaut le plus cher : la peau d’un cheval ou la peau d’un juif ?
Il faudrait avoir le cours de la Bourse, dis-je. Ma concierge ne me fait pas suivre la cote.
(…)
Alors j’ai l’impression qu’au foirail, le kilo de cheval vaut plus cher que le kilo de juif.
C’est ce que je pensais aussi, dit-il.
Tu penses bien, dis-je.
Rien de tel pour vous apprendre à penser que ces sacrés bouseux, dit-il, ils pensent au poids. » (Le Cheval)

La cruauté des dialogues n’empêche pas la tendresse, le narrateur couvre l’ami malade avec ses propres couvertures alors qu’il a lui-même très froid.

Lorsque Maurice Nadeau a souhaité publier Le cheval dans Les Lettres nouvelles, c’était en février et mars 1957. Le texte, trop long pour le format de la revue, parut en deux livraisons — ce qui rendit sa construction en trois parties moins opérante.

Maurice Nadeau s’intéressait à Claude Simon depuis déjà longtemps. En 1947, paraissait son premier article sur l’écrivain. C’était à propos du Tricheur, qui venait de paraître. Chacun des livres qui suivirent fut salué, soit par Nadeau, soit par ses collaborateurs, dans La Quinzaine littéraire.

De même les publications dans Les Lettres nouvelles ne se limitèrent pas au Cheval. On y retrouve quatre autres textes brefs : Babel, en 55, repris dans L’acacia ; Matériaux de construction, en 60, repris dans Le Palace ; Inventaire, en 62, repris aussi dans Le Palace ; Des roches striées de vert pâles ponctuées de points noirs, en 64, repris dans Histoire.

Comme en témoigne la seconde lettre reproduite dans ces pages, Claude Simon n’oubliera jamais le soutien apporté à son œuvre par Maurice Nadeau.

L’actuelle et première édition complète du Cheval vaut d’être prise en compte. Elle restitue le texte dans sa continuité et la postface de Mireille Calle-Gruber, spécialiste du Nouveau Roman et en particulier de Claude Simon, est d’une belle précision.

Lettre de Claude Simon à Maurice Nadeau, 14 septembre 1981.

Lettre de Claude Simon à Maurice Nadeau, 14 septembre 1981.

Lettre de Claude Simon à Maurice Nadeau, 12 avril 1962

Lettre de Claude Simon à Maurice Nadeau, 12 avril 1962

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Remerciements, pour la reproduction des deux lettres de Claude Simon, à Gilles Nadeau et à Réa Simon.


Mireille Calle-Gruber, Claude Simon, une vie à écrire, Le Seuil, 2011.

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