Black Herald Press, éditeur bilingue de poésie et de la revue The Black Herald, propose aujourd’hui la première traduction française intégrale de Man’s Life Is This Meat, deuxième recueil de poèmes d’un jeune homme de vingt ans alors passionné par le surréalisme, David Gascoyne. L’édition originale avait été publiée en 1936. Quatre-vingts ans après, il était temps…
David Gascoyne, La vie de l’homme est cette viande. Trad. de l’anglais par Blandine Longre. Avec des « autotraductions » de David Gascoyne. Postface de Will Stone. Black Herald Press, 144 p., 15 €
Malgré un titre pas vraiment attrayant – trouvé en ouvrant au hasard les pages d’un livret d’échantillons typographiques, comme quoi le hasard n’est pas infaillible –, Man’s Life Is This Meat devrait finir par mettre à sa vraie place, en France où il a si longtemps vécu, « un de ces personnages inconnus en dehors de cette île » (comme le dirent jadis ses compatriotes et amis, qui ne se faisaient guère d’illusions), David Gascoyne (1916-2001). Ce livre réunit une poignée de poèmes écrits pendant la courte mais décisive période surréaliste de l’auteur (1933-1937).
C’est l’occasion de rappeler le rôle trop peu connu et les activités épisodiques du petit « Groupe Surréaliste en Angleterre », dont Gascoyne fait partie avec Roland Penrose, Herbert Read, Henry Moore, Paul Nash, Rupert Lee, Hugh Sykes Davies, Humphrey Jennings et le Belge E. L. T. Mesens, pour ne citer que les plus connus. Un groupe qui n’existait pas encore en 1933 quand Gascoyne, alors âgé de dix-sept ans, publiait « And the Seventh Dream is the Dream of Isis » – « Et le septième rêve est le rêve d’Isis » –, considéré comme « le premier poème surréaliste à avoir été composé en anglais ». Suivirent en 1935 son Premier manifeste anglais du surréalisme, écrit directement en français et publié à Paris, où il a rencontré Breton, Éluard et leurs amis peintres. Cette année-là, il publie également un essai toujours inédit en français, A Short Survey of Surrealism.
Traducteur de Paul Éluard, André Breton (Qu’est-ce que le surréalisme ?), Salvador Dalí (La Conquête de l’irrationnel), René Char, Benjamin Péret (A Bunch of Carrots) et Tristan Tzara, Gascoyne fait partie, en 1936, du comité d’organisation de l’Exposition Internationale du Surréalisme de Londres, dont le succès est inattendu et considérable. Mais la lecture de Rimbaud le voyou, de Benjamin Fondane, l’entraîne petit à petit loin du surréalisme. Lui-même a raconté comment Breton, venu à Londres l’été 1936 pour l’Exposition Surréaliste, l’avait trouvé avec le livre de Fondane qu’on venait de lui prêter, et lui avait dit : « Ah ça ! C’est un livre tout à fait dirigé contre moi »1. Il ne se trompait pas.
Cette véritable conversion, poétique, métaphysique et mystique, se confirmera l’année suivante à Paris après un long séjour dans l’Espagne en guerre. À partir de juillet 1937, Gascoyne et Fondane correspondent et se lient d’amitié. « [Fondane] m’expliquait pourquoi le surréalisme ne me satisfaisait plus ni comme moyen d’expression poétique ni comme moyen de révolutionner la subjectivité humaine », expliquera Gascoyne dans les années quatre-vingt, quand il publiera cette correspondance. « Dieu sait si, en vous engageant sur le chemin du surréalisme, vous en étiez loin », lui avait écrit son correspondant dans les débuts de leurs échanges2.
Sous l’influence de Fondane, qui « s’intéressait à la figure de Jésus et à la mystique biblique en général, sans pourtant être catholique », et de Pierre Jean Jouve, qu’il rencontre après avoir découvert sa traduction des Poèmes de la folie de Holderlin, précise Blandine Longre, Gascoyne se rapproche du catholicisme, même si son « catholicisme » n’est nullement avéré (du moins, il n’y a pas de conversion à proprement parler, ni d’allégeance à l’Église en tant qu’institution). Il commence une longue psychanalyse avec Blanche Reverchon-Jouve, suit les cours de Léon Chestov, lit Kierkegaard et fréquente Jacques Maritain. La publication en 1943, dans un choix de ses poèmes écrits entre 1937 et 1942, de « Ecce Homo », qui présente « un Christ de révolution et de poésie », confirme qu’il a choisi une nouvelle voie, avec laquelle Breton ne pourra être que fondamentalement en désaccord quand il en prendra connaissance.
En 1947, Gascoyne n’est pas invité à s’associer à la première (et dernière !) Déclaration du groupe surréaliste en Angleterre, écrite – directement en français – par les deux principaux animateurs du groupe, le Belge E. L. T. Mesens et le Français Jacques B. Brunius, pour le catalogue de l’Exposition Surréaliste internationale de Paris, publié sous la direction d’André Breton3. Déjà, en 1944, avant la publication du Déshonneur des poètes, de Benjamin Péret, Mesens et Brunius avaient réglé leurs comptes avec la poésie dite « de résistance », et particulièrement celle d’Aragon, dans un pamphlet intitulé Idolatry and Confusion, et Brunius, qui « déteste ceux qui se complaisent dans le mysticisme chrétien », avait prévenu Breton que « Gascoyne avait renié le surréalisme ». Il est question dans leur texte de certaines « désertions », « défections » et « disqualifications », dont celle de Gascoyne, mis dans la même charrette que ses amis Henry Moore, Herbert Read et Humphrey Jennings. Il est fait état de ses « mystifications qui le laissent prostré et la bave à la bouche ».
De retour à Paris à l’été 1947, Gascoyne vient saluer Breton et les surréalistes au café de la place Blanche. Quelques dizaines d’années après, il évoquait cette rencontre dans un livre jamais édité en France : « Je me suis retrouvé en face d’un Breton à l’air sévère qui présidait la table du café où nous étions tous. « On m’a dit que vous n’êtes pas seulement devenu communiste (au sens de staliniste plutôt que de trotskyste) mais aussi catholique », me lança-t-il de sa manière la plus glaciale »4. Blessé par cette remarque, Gascoyne l’interpréta alors comme un rejet définitif, une « excommunication pour catholicisme », ce qui ne l’empêchera pas de continuer de s’intéresser au surréalisme au fil des années, comme en témoigne sa traduction des Champs magnétiques5.
Le livre publié aujourd’hui rassemble, dans des traductions nouvelles de Blandine Longre et quelques « autotraductions » de Gascoyne, avec un solide commentaire critique, l’essentiel de ses poèmes et textes de la période surréaliste dans leurs versions originales, dont le très beau et très enflammé « Et le septième rêve est le rêve d’Isis » et le Premier manifeste anglais du surréalisme. Ils sont enrichis par un choix d’autres poèmes, dont certains ne relèvent déjà plus du surréalisme, comme « En souvenir de Benjamin Fondane ». Quelques pages seulement, peu de chose à côté de tout ce qu’il écrivit au cours d’une longue vie si souvent tourmentée.
En guise de conclusion, on ne peut que revenir aux sources, à la période surréaliste de David Gascoyne, avec ce très beau poème aux images fulgurantes intitulé « Semaine de bonté », en référence au célèbre album de collages de Max Ernst. D’autres poèmes de La vie de l’homme est cette viande sont consacrés à Yves Tanguy et à Salvador Dalí. Ils sont parmi les plus significatifs de l’inspiration surréaliste de Gascoyne. Très loin de « Ecce Homo » et de ses « mystifications ».
« Semaine de bonté »
À Max Ernst
Ai offert au lion des médailles de boue
Une pour chaque jour de la semaine
Une pour chaque bête de cette sombre ménagerie
Naufragée parmi les nuages
Fracassée par les paupières violemment fermées
Habits du séminaire
Portés par l’expédition nocturne
Par toutes les chimères
Escaladant la fenêtre
Des poux dans leurs cheveux
Des zéros dans leurs croix
De la glace dans leurs yeux
L’hystérie dans l’escalier
Cheveux arrachés par la racine
Mouchoirs de dentelle déchiquetés
Et maculés de larmes de sang
Leurs lambeaux éparpillés sur les eaux
Ce sont les phénomènes du néant
Hommes invisibles sur le trottoir
Crachat dans l’herbe jaune
Le lointain vacarme du désastre
Et l’immense et débordante matrice du désir.
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David Gascoyne, Rencontre avec Benjamin Fondane, Arcane 17, 1984.
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Michel Remy, Au treizième coup de minuit : Anthologie du surréalisme en Angleterre, Dilecta, 2008. Michel Remy a publié en 1984 David Gascoyne et l’angoisse de l’inexprimé (Presses universitaires de Nancy).
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ibid
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« I found myself facing a severe Breton at the head of the communal café table : « I am told that you have become not only a Communist (meaning Stalinist rather than Trotskyite) but a Catholic », he announced to me in his iciest manner ». Postface de Gascoyne aux Collected Journals 1936-42, Skoob Books, 1991. Traduit à ma demande par Michel Remy.
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The Magnetic Fields, Atlas Press, 1985.