Fresque ou panorama, La Silhouette de l’humain, de Daniel Andler, se présente comme une mise à jour de la difficile question du naturalisme. Mais ce qu’il s’agit d’examiner est la portée profonde de ce programme général appliqué aux sciences de l’homme : c’est-à-dire en dehors de la réduction biologique déjà plus ou moins opérée par les neurosciences, contre lesquelles l’auteur entend défendre ici une disposition philosophique qui unifierait les deux termes-sujets, l’esprit et le cerveau, dans un consensus pragmatique.
Daniel Andler, La Silhouette de l’humain : Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ?, Gallimard, 555 p., 29 €
Le naturalisme est un programme, mais pas exactement une théorie. Il est en effet presque dominant (au titre des objectifs de recherches) dans les sciences humaines et sociales, en esthétique par exemple, ou dans nombre de conceptions de l’intentionnalité, et également dans certaines disciplines purement théorétiques comme en philosophie des mathématiques. L’ambitieux livre de Daniel Andler, La Silhouette de l’humain, au titre flatteur et stéréoscopique, tente de faire le tour du problème : il interroge l’exécution de ce programme et sa finalisation scientifique. Pourtant, à y bien regarder, le livre est construit de telle façon qu’il offre un bilan (en cinq grands chapitres), avec de courts sous-chapitres intercalaires, proposant quelques résumés en général bien menés et souvent grand public.
Cet état des lieux rétrospectif n’est pas malvenu, mais quelque chose de décousu émane de cette construction laborieuse en trois étapes qu’on pourrait résumer ainsi : 1/ défendre la philosophie « contrastée » du naturalisme sous toutes ses formes ; 2/ rendre solidaires sciences cognitives, neurosciences dures, et darwinisme « algorithmique » au nom d’un consensus impossible (l’esprit s’étant adapté selon un « instinct cognitif » à résoudre des énigmes comme reconnaître un visage, on suppose qu’un mécanisme doit expliquer cette fonction, p. 259) ; 3/ opter, en dépit de ces résultats, pour une solution dialectique et pragmatique qui les réprouve, qui serait supposée réintroduire « la place de l’humain » dans le naturalisme. Rien n’est donc vraiment simple dans cette exposition. L’ouvrage se voulant globalement critique et ouvert, surtout dans son dernier moment, se lit aussi comme une autobiographie déguisée des années 1970 et 1980, telles qu’on les a vécues dans certains groupuscules « transversaux » circulant entre Paris-IV, Polytechnique et Normale.
Ce n’est pas tant l’exaltation d’une nouvelle science, héritée alors de la modélisation de l’information, qui s’exprime aujourd’hui avec nostalgie, mais plutôt le dépit de constater la pauvreté des résultats philosophiques obtenus trente ans après. Le dernier ouvrage de Noam Chomsky, Quelle sorte de créatures sommes-nous ?, plaide crûment de nos jours pour une sous-détermination radicale des sciences de la cognition. On lit ici une sorte de testament générationnel, accompagnant la naissance et le développement du Centre de recherches en épistémologie appliquée (1982-2001, sous la dénomination de CREA), qui connut un retentissement international : l’auteur se donne, d’une certaine façon, quitus d’une gestion des recherches menées dans le monde francophone (principalement parisien), dressant un état des lieux que certains de ses hérauts ne démentiraient pas. On se demandera toutefois ce que Dehaene, Dupoux, Jeannerod, Berthoz et quelques autres penseraient de ce bilan, eux qui sont plus autorisés, et moins philosophes, auscultant le moteur cérébral comme des mécaniciens le son d’une voiture de sport italienne. Quelques mots clés de la tribu sont depuis longtemps en situation de forger leurs propres serrures : le fonctionnalisme, la multi-réalisabilité, la modularité et le modularisme, enfin le représentationalisme structural. Je ne dis pas que ces outils sont sans valeur, loin s’en faut, mais on dirait déjà que ce sont des marottes sémantiques d’un autre âge ; leurs avantages ne sont plus aussi évidents que jadis. Il y a peu de choses qui soient rigoureusement fausses à vouloir les décrire à nouveau, sauf que les arguments sceptiques sont devenus plus forts.
Tout le chapitre II, intitulé « Polynaturalisme », offre un panorama éclectique et disert qui frise (parfois) la cacophonie. On ne voudrait pas cependant déconsidérer l’importance de La Silhouette de l’humain, car chacun trouvera intérêt — si le besoin s’en fait sentir— à consulter ces sections : elles se présentent, pour qui voudrait pénétrer le discours des cognitivistes, comme des entrées utiles et indispensables sur le sujet. Certaines sections sont mises à jour, comme pour « The Extended Mind » ; d’autres sont seulement évoquées en passant (tel le Beyond Human Nature de Jesse Prinz, contre l’innéité). Bien des livres importants sont absents d’une bibliographie pourtant volumineuse, ce qui étonne un peu parce que la vision se voudrait synoptique dans le champ considéré.
Le seul problème est de savoir à qui s’adresse ce qui semble être le livre d’une époque. Visiblement, les cognitivistes qui ont voulu supplanter la psychologie de l’esprit et frapper d’obsolescence les vieilles badernes de la philo-philo (trop conceptuelle), puis dépasser la phénoménologie de grand papa sur le déclin, se trouvent dans une posture épistémologique difficile. Sans une ontologie claire des raisons, les neurosciences leur ont damé le pion, et l’on ne s’en étonnera pas. Andler a écrit le livre mémento de cette belle illusion : croire qu’on pourrait se passer des essences, puis se dispenser de poser la question des propriétés (ce que Jaegwon Kim a su prudemment éviter), puis ignorer superbement le relationnisme modal en sorte que la spécificité du sujet pensant dans un contexte naturel semble justement s’évanouir, ou se limiter à un comput imbécile. Quand on déplore, à la fin du chapitre III : « ce que les neurosciences naturalisent, c’est le cerveau », il n’est pas certain qu’on puisse défendre vraiment l’appel qui précède à une science « unifiée » de l’esprit cerveau.
Construire une discipline qui ne soit pas laborantine, mais qui serait horripilée par le cœur du métier (l’aspect zététique de la métaphysique de l’esprit), c’est appeler à « l’état de guerre » dont parle Andler dès le début. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer tous les spiritualistes, dont celui du théisme antinaturaliste ; car c’est aussi s’adresser de manière souvent trop filandreuse à tous ceux qui ont cru qu’on pouvait donner de fausses espérances à la philosophie. Le discours est saturé de déclarations d’intention (notamment dans le chapitre V). Consolatio scientiae cognitivae : « Aux pauvres on enlèvera même ce qu’ils croient savoir ». Il ne suffit pas de dire que l’esprit et le cerveau sont dans la nature, comme l’ont soutenu des philosophes comme Thomas Nagel, longtemps après C. S. Lewis, avec une désarmante simplicité qui les dispense de tout prophétisme ; on ne saurait en inférer comme le suppose Andler que le naturel « affecte » par soi la science qui traite du fonctionnement de l’un, et des opérations de l’autre, indifféremment ou alternativement. Quel naturel ? quelle nature de la nature comme dirait Edgar Morin ? Cette assimilation symbiotique d’une nature naturante est vouée à l’échec ; et néanmoins l’auteur essaie dialectiquement de conclure dans ce sens (comme si un nouveau genre d’humanisme était une finalité de la nature). Tout le premier chapitre du livre tente d’ailleurs de présenter une autre version, cette fois historique, du naturalisme sous ses différentes facettes : qu’il soit méthodologique, libéral, scientiste ou agnostique, comme le défend lui-même Andler, avouant que le projet de l’intelligence artificielle (IA) était finalement trop impérialiste pour être soutenu à la lettre et dans le détail. Cet anti-procès de sa part est fort honnête et presque complet.
Peut-être aurait-il fallu avouer, sans tous ces détours, que le naturalisme de la cognition est indépassable dès la fin des années soixante, pour des raisons plus techniques qu’épistémologiques, sans que ses créateurs aient prétendu en faire une « théorie ». Andler ne se cache pas, pour sa part, de le présenter ainsi dans ce livre, avec le défaut inévitable d’une idéologisation de ses engagements : par exemple, en se demandant à maintes reprises si le naturalisme « est vrai ». Ce qui n’a aucun sens. En règle générale, même les arguments fonctionnalistes ne prouvent en rien la vérité du matérialisme, et le fait que des propriétés neurologiques soient matérielles — voire qu’elles déterminent des propriétés psychologiques selon un enchaînement causal — n’implique nullement que ces dernières soient matérielles ou « naturelles » elles aussi. Ailleurs, l’auteur souhaite l’avènement d’une « neuroscience cognitive semi-indépendante ». Semi-indépendante de qui ? Parler de « neuroscience cognitive » n’est plus aujourd’hui un oxymoron. On devine bien que la cible du livre est ce « vaste fouillis neuroscientiste » (sic), aboutissant à « opacifier » le cerveau, alors que l’esprit réclamerait de droit une intelligibilité plus incontestable. Le chapitre III, très riche, est pour cela le plus tendancieux dans son intrication. Quand, bien plus tôt, pour les sciences cognitives l’auteur reconnaissait que l’hypothèse structurante computationnelle avait fait long feu par défaut d’un consensus achoppant en particulier sur le problème de la conscience, l’idée forte que « le continent mental [aurait] cessé d’être impénétrable » conditionne la relative insubordination des neurosciences, qui souffriraient dans leur avancée d’objections philosophiques qu’Andler juge franchement dirimantes. Comme l’idée que la pensée émerge du cerveau ou que la pensée serait causée par le cerveau ; or, ces trivialités ne sont pas soutenues expressis verbis par les neuroscientistes, ou ne le sont que par quelques antiréductionnistes bornés.
La question de l’émergence, au sens de Kim, est bien plus complexe. Andler semble donc relativement sceptique en définitive face aux neurosciences intégratives qui entendent expliquer comment le cerveau — dont la connexité mentale fait problème sur le principe (les états mentaux ne sont ni électriques, ni enzymatiques, ni hormonaux-dépendants) — produit bien en pratique ce qui arrive à l’esprit. Il s’agit pour lui d’une déviation et d’une scission qui se seraient produites avec les connexionnistes : les cognitivistes auraient subi de la part des seconds un genre d’intimidation à cause des progrès spectaculaires des sciences de la perception. D’un seul coup, des mécanismes biologiques réaliseraient les fonctions cognitives en réseau ou par boucles et non plus sur le modèle d’un « hardware éthéré », comme le disait Hilary Putnam. Naguère, à la fin des années 1990, le sujet principal était celui du contenu, qu’il fût mental ou sémantique. Les contenus ici sont évanescents. Frappé par cette « révolution » qui donne le fin mot aux neurosciences, Andler pense pourvoir dire que le cerveau est « manifestement naturel », mais on aimerait lui répondre qu’il est aussi un artefact, et c’est pourquoi le long passage sur l’imagerie cérébrale (IRMfi) — qui le confirme eo ipso — et celui sur la doctrine neuronale constituent l’un des apports les moins contestables de l’ouvrage.
Même si la référence à Gerald Edelman est escamotée (p.187), le chapitre III, qui oscille entre une définition mathématique et biologique de la fonction, avec cette phrase qui en dit long : « la composée des homologues dans la correspondance entre fonctions cérébrales et fonctions psychologiques est l’homologue de la composée », ouvre sur une défense du programme correspondantiste maximal. Je ne suis pas plus convaincu par cet optimisme diplomatique, que l’auteur repousse d’ailleurs presque aussitôt. Il est clair, en effet, que les images de la neuro-imagerie « ne sont pas très robustes » : elles ont un rôle illustratif, mais non pas dépictif, et leur méthodologie empirique ne fournit pas en soi un seul argument plausible concernant les hypothèses que nous formons les uns par rapports aux autres sur l’activité sociale, sur le comportement perceptif, et la cognition située. Le sujet n’est donc que « silhouetté » dans le cas même de cette social cognitive neuroscience.
On reparle ensuite de la vision, mais je n’aperçois rien de nouveau par rapport aux travaux philosophiques antérieurs qui nous sont connus, ceux de Jacob et Jeannerod, ou ceux de Stephen Palmer. Une page, la p. 229 sort du lot, expliquant le lien de la linéarité avec le dynamisme connectionniste (elle aurait dû être développée) ; et de même le chapitre III, 6, s’offre comme un résumé aporétique et juste du conflit entre théorie et programme dont nous avons déjà parlé. Je me limiterai pour le chapitre IV à cette remarque que présenter l’homme comme un « faisceau d’algorithmes darwiniens » — les exemples donnés étant ceux de la détection du tricheur ou l’algorithme de la jalousie – les fait apparaître comme de purs gadgets philosophiques.
Toute la partie consacrée à la psychologie évolutionniste et à la stratégie inférentielle sous-jacente, quoique fort bien documentée dans son implémentation progressive ou par saccades, me semble finalement assez convenue : oui, le cerveau est un objet social — qui en douterait ? –, mais la stipulation de l’Aping Mankind au plan spécifique puis discontinuiste me paraît tout aussi douteuse que les longues considérations de la partie antérieure sur la valeur heuristique de l’introspection (si vivement critiquée par Comte et Brentano). Daniel Andler fait assaut de connaissances souvent implicites ou rapportées – et qui ne sont pas toutes synthétisables par son lecteur : je ferai exception pour le passage sur la niche qui m’a fortement intéressé (pp. 306-310), peut-être en raison de considérations misanthropiques qui m’ont conduit à construire mon propre environnement sans m’y adapter. Quant au reste, de nombreuses considérations génériques font masse en effet ; elles explosent les naturalismes « concrets » en autant d’hypothèses dont aucune ne me semble prévalente. Mais je ne voudrais pas décourager le lecteur de s’y attarder et d’y repérer les prémisses d’une naturalisation biologique du champ social.
Le terme de l’ouvrage (« Pour un naturalisme critique ») constitue une véritable dialectique entre « naturalisme » et « processus de naturalisation » supposés co-évolutifs. L’objet intellectuel est celui du remplissage de l’agenda : naturaliser quoi ? naturaliser comment ? L’auteur opte pour un choix pluraliste et philosophiquement non sectaire. Discutant de la « vérité » mutuelle du naturalisme naïf et du scientiphicalisme, deux aberrations conceptuelles, il tente une voie moyenne s’assurant que certains usages du concept sont probablement verbeux et d’autres certainement déviants (le choix des exemples pp. 363-365 est déjà assez perturbant). Mais le sommet est atteint avec la tentative de fournir un contre-exemple de la normativité d’un comportement approprié « qu’on suppose naturalisable ». La naturalisation ne se décide point par décret. Il faut de suite mentionner à cet endroit qu’il se produit un hiatus dont l’auteur est conscient. En quoi et à quoi ce comportement sera-t-il « approprié » ? L’exemple mathématique scolaire de l’addition est ici malvenu. Pour qu’il y ait une norme, il faut qu’une autre norme contraigne à l’application de la première (indépendamment de sa valeur déontique). Comme Andler veut absolument, au terme de son travail, réhabiliter l’humain – dont nous savons bien que le prédicat est introuvable et non particularisable –, il est contraint de suspecter la philosophie elle-même de dérailler, de succomber à un scientisme labile et incertain, fabriquant des ontologies de remplacement. Ce qu’il appelle, avec une emphase chevènementiste, « l’élitisme ontologique ».
Les solutions anthropo-décentrées ou néo-pragmatiques sont évoquées par lui comme des ersatz de naturalisme plus ou moins acceptables, quoique ces solutions soient rêveuses souvent ; mais le naturalisme ontologique est quant à lui « semé de pièges » : il est condamné ; et ce qu’on présente à sa place est à peine résumable. Andler se flatte d’avoir procédé dans ce livre à une critique du naturalisme, de s’être détourné du radicalisme, sauf qu’il propose en échange de « naturaliser la sphère humaine » qui devient in fine le monde humain, puisque la fausse dichotomie sartrienne de l’humanisme antinaturaliste et du naturalisme anti-humain n’a plus de raison d’être. Dans son premier chapitre, Andler faisait comprendre que la normativité, la seule chose – comme l’a démontré Aristote, à partir de celle des inférences valides – qui fasse échec au naturalisme, devrait justement être domestiquée, parce que le descriptif se glisse dans le normatif, ou parce la normativité est externe aux agents, etc. Mais en affirmant soudain que la normativité éthique n’est « pas incompatible » avec le naturalisme, c’est justement de la sphère de l’humain qu’on pourrait dire que la frontière mathématique qui le circonscrit est D 2 = 0. L’humain n’est alors qu’une manière de protoplasme : un eschaton très provisoire, n’en déplaise aux bonnes âmes, comme à ceux qui s’en vont sur la trace des loups pour pister l’odeur du prédateur dans la personne du chasseur.
En résumé, ce gros livre est trop riche – mais aussi trop contradictoire – pour être franchement mauvais : il reflète le passage des « techniques humanoïdes » à la confection future de ces livres qui seront construits à partir d’une base de données ; il contient néanmoins de bonnes pages sur l’Adapted Mind. Il ouvre quelques pistes sur la conciliation des connexionnistes et des cognitivistes. Le lecteur se voit ainsi instruit des options de ce qui est pensable dans la littérature existante, si vous n’avez pas lu les meilleurs bouquins des neuroscientistes sur le sujet, comme The Conscious Brain de Jesse Prinz, que je recommande chaudement, tant pis pour vous.