Seuls ceux qui ne verraient en René Daumal que l’auteur du Mont Analogue et le fondateur du Grand Jeu pourraient trouver étonnant qu’il ait consacré de nombreux écrits à la pataphysique et se soit revendiqué praticien de cette Science. Mais si un mystique peut être pataphysicien sans le savoir, un pataphysicien se sachant tel peut-il être un mystique ?
René Daumal, Écrits pataphysiques. Au signe de la licorne, 248 p., 24 €
Né dans les Ardennes, René Daumal alla au lycée à Charleville, puis à Reims, où, avec ses condisciples Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland et Robert Meyrat, il forme une confrérie potachique, les Frères Simplistes, qui prennent comme mascotte un personnage nommé Bubu. Il part ensuite au lycée Henri-IV, où il est élève d’Alain et prépare avec Vailland le concours de l’École normale, et fonde le groupe para-surréaliste du Grand Jeu (comprenant, outre Vailland et Gilbert-Lecomte, Georges Ribemont-Dessaignes, André Rolland de Renéville, Joseph Sima et Maurice Henry), qui se place sous l’invocation de Rimbaud, de Nerval, du romantisme allemand et de la Bhagavad-Gita. Il s’enfonce de plus en plus dans la mystique, fréquentant Gurdjieff et son groupe, traduisant du sanscrit, et écrivant Le Mont Analogue, un roman initiatique « d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques ». Il meurt de la tuberculose en 1944, à trente-six ans.
Daumal s’intéressa toujours à la pataphysique et se plaça sous l’invocation de Jarry et de la science des solutions imaginaires. Son Bubu potachique doit autant à Ubu qu’au personnage de Charles-Louis Philippe, son Traité des patagrammes, son essai La pataphysique et la révélation du rire, ses Chroniques pataphysiques parues dans la NRF, les allusions transparentes à Faustroll dans son autre roman, La grande beuverie, en témoignent. On ne manquera pas non plus de noter les analogies entre sa vie et celle de Jarry à une génération près : précocité littéraire, élévation d’une blague potache à la création d’un personnage culte, études au lycée Henri-IV, échec à l’École normale, dérive, alcoolisme pour l’un, drogue pour l’autre, mort précoce tubarde.
On trouvera dans ce très utile volume la plupart des écrits de Daumal placés sous le patronage de la pataphysique, des extraits des romans et de la correspondance, ainsi que des essais divers de pataphysiciens sur Daumal (comme l’essai de Philippe Van den Broeck, « René Daumal pataphysicien », paru dans un autre recueil de textes de Daumal (Tu t’es toujours trompé, Mercure de France, 1969). Le Collège de Pataphysique adouba en effet Daumal comme pataphysicien en publiant et en commentant plusieurs de ses textes dans ses Cahiers et autres publications internes et externes. L’esprit jarryque les anime : poèmes et chansons mirlitono-mallarméennes, dissertations historico-drolatiques, coq-à-l’âne, aventures rabelo-faustrolliennes, opuscules scientifico-bouffons, chroniques curieuses, fascination pour le théâtre de marionnettes. Bien souvent, on se croirait face à telle page de La chandelle verte du maître pataphysicien. Pourtant, la question se pose quand on lit ou relit ces textes narquois : Daumal est-il vraiment pataphysicien ?
La question est aussi redoutable que celles de la théologie byzantine, et elle fut posée dès les débuts de la carrière littéraire de Daumal par son ami Julien Torma, autre pataphysicien à la trajectoire brève et énigmatique, ayant pratiqué les solutions imaginaires jusqu’au fond de son être (1902-1933)1. Ayant lu l’essai théorique de Daumal sur La pataphysique et la révélation du rire (paru dans Bifur en 1929, reproduit ici pp. 59-67), où ce dernier s’efforce de définir la pataphysique comme une sorte de rire cosmique provoqué par la révélation du conflit entre le Tout et le particulier, Torma engage avec Daumal une correspondance dans laquelle il lui oppose que la pataphysique n’a rien à voir avec le rire, fût-il métaphysico-formel. « Tu dois te douter, écrit le 20 octobre 1929 l’auteur des Euphorismes, que je n’apprécie guère les gifles d’absolu, ne croyant guère à d’autre absolu qu’à celui de la gifle. N’est-ce pas le seul ? Ton article m’agace, car tout y est vrai. Mais c’est le ton qui n’y est pas. Le mot vrai précisément ne vaut rien ici et tombe sous le coup de la patte-pataphysique. Tu as raison de parler du chaos. Mais on devine que tu y crois comme à une espèce de bon Dieu. Malgré toute ta finesse, cher René, tu es en mal de bondieuseries. Laisse-moi être méchant. Tu travailles de l’absolu. » L’auteur du Grand Troche ajoute, implacable : « Ton pataphysicien rit trop. Et d’un rire bien trop comique et cosmique. Mettre une métaphysique derrière la pataphysique, c’est en faire la façade d’une croyance. Or le propre de la pat, c’est d’être une façade qui n’est que façade sans rien derrière. » Et l’auteur du Bétrou d’insister, de manière cinglante : « Je ne vois pas le Docteur Faustroll rire ».
Cette correspondance a pratiquement pour l’histoire de la pataphysique la même importance que le (premier) concile de Nicée pour l’Église chrétienne. Julien Torma (qui n’était, quant à lui, pas apostat) décerne à Daumal une vraie bulle lui signifiant son hérésie et sa sortie hors des clous pataphysiques. Torma a parfaitement raison de lire, derrière l’invocation par Daumal du rire méphistophélique de Faustroll, une véritable erreur de catégorie : la pataphysique n’est ni une métaphysique ni une mystique. Elle se surajoute, disait Jarry, à la métaphysique, et ne peut s’identifier à elle, ou à quelque unité du Tout et des parties. Elle ne peut être que sérieuse. Comme le dira Irénée-Louis Sandomir, le premier vice-curateur du Collège de Pataphysique, dans son Opus pataphysicum : « le sérieux est total ».2 On notera d’ailleurs avec intérêt des échos de cette correspondance Torma-Daumal dans cet Opus (« Ici, suréminemment et pan-urgiquement, la partie embrasse le Tout »). Rappelant la définition de Jarry – « la pataphysique est la science des solutions imaginaires qui accorde aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité » –, Sandomir se livrait à une glose éclairante : la pataphysique est un pan-fictionnalisme, tout est fiction, et fiction de fiction.
Cette doctrine, comme on l’a souvent noté, rappelle celle de Hans Vaihinger. L’auteur de la Philosophie des Als Ob (1911)3 soutenait que l’homme projette des fictions, y compris celle d’une réalité objective. Il ne peut donc tenir quoi que ce soit pour vrai, sinon sur le mode du comme si. Il ne rit donc ni au premier (puisqu’il prend ses fictions comme vraies), ni au second degré (puisqu’il est parfaitement sérieux dans sa description du système qui engendre l’esprit même de sérieux). La pataphysique elle-même est une solution imaginaire.4 Jarry disait aussi dans le Faustroll que la pataphysique est la « science du particulier quoiqu’on dise qu’il n’y ait de science que du général ». Cet énoncé non aristotélicien contredit directement le désir de Daumal d’ériger le particulier en Absolu absurde. Et quand ce dernier dit que « Tout peut être pris au sérieux » en l’expliquant ainsi : « Tout est dieu », il semble être aussi sérieux que Spinoza ou Hegel, qui, on en conviendra, ne sont pas trop des pataphysiciens.
Après cet oukase tormesque, l’affaire semblait entendue. Daumal pouvait rejoindre la cohorte infâme de ceux qui se sont toujours trompés sur la pataphysique. Mais les choses sont plus complexes. Dans plusieurs Cahiers du Collège, Jean-Hugues Sainmont, alors Provéditeur-général Adjoint et Rogateur dudit Collège, publia le Traité des patagrammes, puis fit l’éloge du Mont Analogue dans Les Lettres Nouvelles en 1953.5 D’autres pataphysiciens lui emboîtèrent le pas, le Collège publia d’autres textes de Daumal, et l’on plaça celui-ci au Panthéon pataphysique. Mais comment Sainmont a-t-il pu à la fois admettre le mysticisme de Daumal et le fait qu’il ait « adhéré à une sorte d’Église, voire de chapelle » (p. 210) tout en lui décernant un brevet de pataphysique ? Il le crédite au moins d’ironie vis-à-vis de son propre mysticisme. L’ironie serait peut-être plus conforme à la pataphysique que l’humour ou le rire, et La grande beuverie n’en manque pas. Mais, comme on sait, il y a diverses sortes d’ironies, et il semble que Daumal ait été fort sérieusement mystique. Un mystique peut-il être ironique ? Imagine-t-on Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Bernadette Soubirous ou Edith Stein ironistes ? On opposera le Pascal des Provinciales, capable de rire des jésuites et usant d’une ironie mordante contre eux, mais l’ironie n’est guère présente dans le Mémorial. Quant à Sainmont, qui écrivit sous un autre nom une Philosophie du départ aux accents volontaristes (Alain était passé par là aussi), il n’était peut-être pas dépourvu de sympathie pour Daumal, passé comme lui par Reims (on ne soulignera jamais assez les origines rémoises du Coll. De Pat.).
Au fond, ne peut-il pas y avoir aussi une mystique des façades et des fantômes (comme le suggère Daumal dans un des plus beaux textes de ce recueil, Pataphysique des fantômes) ? Jarry lui-même était-il dépourvu de tentations mystiques ? Tout lecteur des Minutes de sable mémorial et de L’Amour absolu peut se poser la question. Quant au rire, après tout, ledit Collège ne compta-t-il pas au nombre de ses saintes figures de « patacesseurs » Rabelais, Swift et Alphonse Allais, dont on serait bien en peine de nier qu’ils eurent avec l’ironie, l’humour et le rire des liens fort étroits ? Le dernier ne disait-il pas que « le rire est à l’homme ce que la bière est à la pression » ?
Mais tout le problème est de savoir ce que disent le rire et l’ironie. Certains soutiennent qu’ils ne disent justement rien, parce qu’ils ne disent pas. D’autres qu’ils en disent long. L’une et l’autre branche de cette alternative posent problème : si l’ironie est sérieuse, elle ne peut pas se moquer d’elle-même, comme c’est souvent le cas. Même chose pour le rire. Mais s’ils se moquent d’eux-mêmes, comment peuvent-ils être pris au sérieux ? Il en est de même pour le mystique, en principe parangon du sérieux. Rappelons que, quelques années après Daumal, Bataille alliera la mystique au rire dionysiaque, et notons aussi qu’une autre élève d’Alain, celle-ci beaucoup moins portée sur la rigolade, Simone Weil, fut elle aussi une mystique. Mais si le mystique va jusqu’au bout de sa démarche, qui lui fait désirer s’unir à Dieu, peut-il le faire sérieusement sans se suicider ? Vieille question, que Chestov agitera aussi. La seule solution, me semble-t-il, est de renoncer à la prémisse selon laquelle le monde est absurde et au fictionnalisme, et d’opter pour un rationalisme décidé, en croyant en la vérité. Alors, malheureusement, on devra dire au revoir à la pataphysique.
Comment arbitrer le procès en mysticisme anti-pataphysique que Torma inaugura ? Comme dans tous les grands conflits théologiques (au sens où Faustroll dit être Dieu, et où la pataphysique est une théologie faustrollienne), il faut recourir aux Autorités et aux Pères. Au risque de paraître partial et dogmatique, je dirai qu’il n’y a eu (en exceptant les patacesseurs comme Roussel) que quelques grandes figures patristiques de la pataphysique au XXe siècle, au nombre de sept (nombre lui-même pataphysico-orphique : Jarry bien sûr, Torma, Sandomir, Sainmont, Latis, Mélanie Le Plumet (autrement connue comme Amélie Templenul) et Emmanuel Peillet6. Je rangerai volontiers Vian, Prévert, Queneau, les oulipiens et divers satrapes comme Noël Arnaud, Jean Ferry, François Caradec et quelques autres comme candidats au Patathéon pour avoir illustré et cultivé la pataphysique, mais leur puissance doctrinale et théorique n’égale pas celle des Sept. Il faut, je crois, pour trancher, distinguer la pataphysique théorique ou première, celle qui énonce les principes de la Science (à la manière dont Aristote le fait dans ses Analytiques premiers) et la pataphysique pratique, ou seconde, celle qui applique ces principes et les illustre (souvent inconsciemment). Daumal, comme Torma l’a vu, a raté son entrée en pataphysique première. Mais on peut lui décerner, malgré ses bévues, un brevet de pataphysique seconde.
Pascal Engel, patapostat
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Sur Torma, on consultera outre le Cahier 7 des Cahiers du Collège de Pataphysique (1952) et les ouvrages très sûrs de Ruy Launoir, Clefs pour la ’Pataphysique, L’Hexaèdre, réédition 2005, le livre de Jean Wirtz, Métadiscours et réceptivité, Peter Lang 2000, qui, comme jadis Michel Arrivé, allia bizarrement pataphysique et critique textuelle structuraliste.
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Irénée-Louis Sandomir, Opus pataphysicum, Testament, LXXXVI E.P, Collège de Pataphysique.
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Traduit en français en 2008 : La philosophie du comme si : Système des fictions théoriques, pratiques et religieuses, sur la base d’un positivisme idéaliste. Avec une annexe sur Kant et Nietzsche (édition populaire de 1923), Kimé.
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Je me permets de renvoyer à cette page.
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Ce ne fut pas la seule relation entre Maurice Nadeau et le Coll. De Pat., puisque (entre autres) un des piliers de La Quinzaine littéraire fut le satrape Pascal Pia.
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Quiconque veut comprendre un peu cette généalogie lira le définitif roman pseudo-scientifique de Ruy Launoir Gestes et opinions de quelques Pataphysiciens illustres, Emmanuel Peillet, Jean-Hugues Sainmont, etc., L’Hexaèdre, 2007.