À rebours de l’histoire conformiste de l’art, au-delà des classifications hiérarchiques, Jean-Claude Volot rassemble, pendant trente-cinq ans, une collection audacieuse de six cents œuvres inattendues de soixante-dix créateurs étranges des XXe et XXIe siècles. Passionné par l’art contemporain, ingénieur, industriel, chef d’entreprise (à la tête du groupe Dedienne Aerospace), il restaure l’abbaye d’Auberive en Haute-Marne, sur le plateau de Langres. Sa collection est inventive, composite, hétéroclite, bariolée, souvent perturbante, déconcertante. Elle exprime un sentiment insolite et insolent.
L’esprit singulier. Collection de l’abbaye d’Auberive. Halle Saint-Pierre, 2 rue Ronsard, 75018 Paris. Du 31 mars au 28 août 2016
Esprit singulier : Fonds de l’abbaye d’Auberive. Flammarion, 400 p., 400 ill., 49,90 €
Né au Monténégro, Dado (1933-2010) peint sans cesse, sculpte, imagine le grouillement des vivants qui s’agitent. Il illustre Buffon, Jarry, Kafka, Barbey d’Aurevilly. « Ma peinture est un gémissement de l’ordre du pathologique ; elle suppure à la manière d’une maladie de peau, entraînée par une violence aveugle qui fait éclater la construction organique d’êtres vivants, petits, moyens, grands, comme nous. » Il a le goût de l’inachevé, du monstrueux raffiné.
Fred Deux (1924-2015) a été un ami de Maurice Nadeau, un écrivain, un artiste. Il dit : « Le dessin, la peinture, c’est de la matière, ça se tortille, ça se retourne, ça fout le camp. C’est ce qui se passe à l’intérieur de la tête. » Les viscères, les résilles, les taches, les profils énigmatiques, le feu, le sang troublent.
Murielle Belin (née en 1976) emploie la taxidermie et sculpte une chauve-souris excitée et exhibitionniste. Avec le pastel et le fusain, elle dessine 36 façons dont Jésus aurait pu être exécuté ; il serait noyé, transpercé, gazé…
Raphaëlle Ricol (née en 1974) imagine des engins volants, des « super héros », des « rappeurs » ridicules, les jaillissements des couleurs intenses. Elle reprend des tableaux de Philippe de Champaigne, d’Holbein le Jeune, de Munch, de Daumier. Elle affirme : « Il vaudrait mieux se passer du mot “création”. Il n’y a jamais création à l’état pur ; il n’y a que des transformations, des innovations, des métamorphoses, des régénérations. »
Maryan (1927-1977) est né en Pologne. À treize ans, en 1940, il voit son père fusillé. En 1942, on le fusille (en même temps que vingt-deux autres juifs) ; il se retrouve, blessé, vivant sous les cadavres. En 1945, il est, plusieurs fois, touché par les balles de sentinelles allemandes ; puis, après une longue « marche de la mort », il sera recueilli par les Russes et amputé… Plus tard, il va peindre le tragique, l’horreur, l’indicible. Angoissé, il dit : « Kafka souffrait des mêmes cauchemars que moi. Peur de l’autorité, peur de ne pas être aimé. Peur d’être rejeté par la société. » Dans ses tableaux (très bien construits), il représente le visage cramoisi, gonflé, burlesque, des « Napoléons » ; ils bavent avec leur grande langue ; ils avalent et vomissent d’immenses « sucres d’orge » multicolores…. Avec une ironie amère, Maryan ricane : « La plupart de ce qu’on a écrit sur moi, c’est du bidon. Et aussi on dit que je suis un méchant personnage, ça c’est vrai aussi. »
Au bord du surréalisme, Pierre Molinier (1900-1976) réalise des montages scandaleux qui photographient son corps travesti, une androgynie ambiguë, des corsets, le visage maquillé, les jambes galbées, les escarpins aux « talons aiguilles ». Il choisit le fétichisme, le narcissisme des corps équivoques. En 1976, il se suicide, selon une mise en scène programmée.
Paul Rebeyrolle (1926-2005) est, pendant son enfance, atteint d’une tuberculose osseuse, immobilisé. Puis, il dessine ; il est convaincu de sa vocation de peintre. Ses œuvres sont des colères, des révoltes : contre les pouvoirs, le « monétarisme », pour les guerilleros… Avec Sartre, avec Michel Foucault, il affirme ses engagements. Il peint aussi les nus tragiques et les sanglots violents.
Emmanuelle Renard (née en 1963) vit et travaille entre Paris et Pondichéry. Elle peint les corps agités des danseurs, des musiciens, des amants. Ce sont des personnages inquiets et inquiétants. Dans des orgies, les figures sauvages et cruelles s’étreignent et s’entre-dévorent. Les couleurs crues coulent. Les doigts d’une pianiste sont des griffes. Emmanuelle Renard déclare : « La peinture doit me permettre de révéler l’intime, même dans ce qu’il a de plus monstrueux. »
Stani Nitkowski (1949-2001) souffre d’une myopathie et, dès l’enfance, il pense à sa mort imminente. En 1972, l’Association française contre les myopathies lui offre un fauteuil roulant et une boîte de couleurs. Nitkowski dessine et parle : « Un vasistas ouvert sur un monde inconnu appelé Art… En décembre 1973, je pris la décision, en autodidacte, de l’exprimer à travers l’art pictural et graphique, seulement pour survivre, m’évader et surmonter, voire vaincre ma maladie de naissance. » Il rencontre alors son épouse et il crée. Il trace des formes embryonnaires, des larves. Il les intitule Golgotha, mon amour ; Pleureuse ; La crapaudieuse ; L’hiverneuse ; Pour oublier la douleur de la vie ; Autoportrait pour mieux mourir…
Gilbert Pastor (1932-2015) offre des espaces clos, sombres, mystérieux, des reliquaires, des scènes de rue. Il suggère des humains énigmatiques : « C’est la matière qui révèle à mesure les personnages dans la masse du tableau. » Pastor peint à l’huile sur des toiles de lin en des tons sourds.
Écrivain et peintre, Gao Xingjian (né à Ganzhou en 1940) obtient en 1997 la nationalité française. Il reçoit en 2000 le prix Nobel de littérature. Quand il utilise l’encre de Chine, il inscrit des formes qui flottent sur des paysages désertiques, indéfinis.
Dans des photographies immenses, dans des peintures, Du Zhenjun (né en 1961 à Shanghai) met en évidence la destruction chaotique de la tour de Babel, les temples qui s’écroulent, les manifestants qui grouillent et hurlent.
Louis Pons (né en 1927) dessine les rats, les oiseaux, les jungles chimériques ; il multiplie les assemblages de la mort et de l’angoisse. Ses apophtegmes oniriques troublent : « L’art doit clouer le bec ! […] L’ombre de la mort a toujours plané sur les jouets de mon enfance […] N’attends rien et tu l’auras ! […] Un adulte est un enfant couvert de cicatrices ». Pons se considère comme un « gérant du désastre » qui « glisse sur des sables mouvants ».
Les œuvres de Vladimir Veličković (né en 1935 à Belgrade) sont marquées par les guerres civiles, les accouchements, les courses inquiétantes, les feux, les potences, les souffrances. Le retable de Grünewald, Goya, Jacques Callot, les photographies de Muybridge le fascinent.
Kamel Khélif (né à Alger en 1959) évoque l’exil, les guerres, la détresse, la solitude. « Je crois que les gens “déplacés” sont obligés d’inventer un troisième pays, un troisième lieu fait de là-bas et d’ici… Les feuilles de papier ont joué pour moi le rôle d’un endroit à partir duquel je peux exister. »
Michel Macréau (1935-1995) serait un géographe de l’humain tourmenté et joyeux. Il trace les cœurs, les crânes, les roses, les croix, les flèches, les hachures, les entrelacs, les larmes, les yeux… Il avoue : « Je crois qu’il y a des signes, des symboles dans ma peinture. Je n’en connais pas la signification. »
Francis Marshall (né en 1946) produit des poupées à taille humaine, des êtres « bourrés », gonflés, ligotés à des meubles, des choses burlesques et attendrissantes.
Durant plusieurs dizaines d’années, Jean-Claude Volot a visité des centaines d’ateliers de créateurs ; ce sont souvent des amis. Il voyage à travers les continents. Il lit les textes des historiens de l’art, des critiques. Il passe dans certaines galeries (Claude Bernard, Béatrice Soulié, d’autres), dans celles où il se trouve heureux. La collection de Jean-Claude Volot n’est jamais sereine. Ces œuvres frémissent, émeuvent.