Yoko Tawada est une nomade dans l’âme. Sa littérature fait voler en éclats les frontières, invitant le lecteur à quitter le Japon pour l’Allemagne, l’Allemagne pour la France, la France pour des contrées imaginaires, à tenter l’aventure là où toutes les métamorphoses sont possibles, où l’insolite se mêle au fantastique, où l’humain s’accompagne de ce qui échappe à toute définition et où le voyage entrepris est avant tout celui qui mène aux confins de l’art magique. Ovide aussi bien que Kafka sont les éclaireurs de cet univers jamais clos sur lui-même, un univers qui joue de toutes les ambiguïtés, de toutes les transgressions, et refuse ce qui emprisonne dans des limites.
Yoko Tawada, Histoire de Knut. Trad. de l’allemand par Bernard Banoun. Verdier, 288 p., 20 €
Écrivant tantôt en japonais, tantôt en allemand, Yoko Tawada, arrivée en Europe à la fin des années 1970, a toujours su créer des alter ego romanesques perpétuellement sur le point de s’évaporer, à deux doigts de changer d’identité ou de langue, vagabondant dans un monde où les perturbations sont de règle, un monde dont les habitants sont les héritiers des inquiétants fugueurs traversant l’œuvre d’un Kôbô Abe mais aussi des intrépides transfuges qui, de Cervantès à Chamisso, partent à la conquête du grand Nulle Part, tout en se racontant des histoires et en se lançant comme défi de brouiller les cartes, les repères, les pistes, de devenir insaisissables, indéchiffrables, sans cesser de contribuer à ériger une arche de Noé accueillant des personnages en quête d’auteur, des funambules sur la corde raide, des évadés à la recherche non d’un port d’attache mais d’un no man’s land qui les préparerait à un avenir de douteurs, forts d’un tenace sentiment de non-appartenance et fiers d’échapper à toute classification.
Ainsi, dans Train de nuit avec suspects, une chorégraphe japonaise vivant à Hambourg entraîne le lecteur à sa suite tout au long d’une fuite en avant qui la conduit de Graz à Bombay en passant par Irkoutsk. Au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de sa destination première, l’égarée se défait de ce qu’elle croyait constitutif de sa personne et, perdant de plus en plus le sens des réalités, sauvera cependant ce qui peut l’être malgré le danger de désintégration auquel elle s’expose. Dans L’œil nu, une étudiante vietnamienne, perdue en Occident peu avant la chute du mur de Berlin, traverse chaque jour le miroir en allant voir les films où joue Catherine Deneuve, tandis que dans Le voyage à Bordeaux un autre double romanesque de Yoko Tawada, Yuna, jeune Japonaise vivant en Allemagne qui s’est mis en tête de découvrir la France et d’apprendre le français, se rend en Gironde où des rencontres la feront chavirer, où l’apprentissage d’une nouvelle langue n’ira pas sans la révélation d’un sentiment de perte.
Les pérégrinations de ces héroïnes, si curieuses des autres et d’elles-mêmes dans les situations parfois surréalistes qui sont leur lot, se doublent d’une errance mentale : les personnages en fuite de Yoko Tawada multiplient avec avidité les expériences qui leur dévoilent les gouffres, mais c’est guidés par un sens très sûr de ce qui fraye la voie à toutes les étrangetés qu’ils migrent d’un espace mouvant à un autre, et se donnent comme signe de ralliement l’absolu besoin de transfiguration.
Histoire de Knut, malgré les apparences, n’est pas si différent des précédents livres de Yoko Tawada sur les avatars des dissidents en pleine échappée belle. À la façon de La guerre des salamandres, où Karel Čapek décrit avec un humour dévastateur comment des lézards, asservis par des humains, en viennent à organiser une révolte et à tenter de prendre le pouvoir, le roman de Yoko Tawada relate la destinée de trois ours polaires : la grand-mère, « misérable star déchue du cirque », la mère, prénommée Tosca, et Knut, le petit-fils, sacré champion de la protection de l’environnement (rappelons que Knut a réellement existé, qu’il est le célèbre ours blanc du zoo de Berlin dont la naissance et la mort ont été au centre de maintes polémiques en Allemagne). Chez Yoko Tawada, la grand-mère, née en Union soviétique, émigrée en Allemagne de l’Ouest puis au Canada, écrit son autobiographie, tout en se disant que, pour elle qui a l’habitude de s’exhiber, dansant juchée sur un énorme ballon ou chevauchant un tricycle, se décider à publier ses textes intimes serait une acrobatie autrement plus périlleuse.
Ces trois ours polaires prennent tour à tour la parole pour souligner combien peu ils se soucient de l’identité nationale : « Chez eux, il est fréquent de tomber enceinte au Groenland, d’accoucher au Canada et d’élever ses enfants en Union soviétique. Ils n’ont ni nationalité ni passeport, franchissent les frontières sans demander la moindre autorisation et ne sont donc jamais vraiment en exil. » Ils prennent aussi la parole comme le félin du professeur d’anglais dans le roman de Sôseki, Je suis un chat, ou comme le clébard d’Oscar Panizza dans le savoureux Journal d’un chien, ces deux grands classiques des littératures japonaise et allemande rivalisant avec les textes de Kafka sur Joséphine la cantatrice et le peuple des souris ou sur les recherches d’un chien.
Il faudrait citer aussi l’âne dans Platero et moi, de Juan Ramón Jiménez, ou bien les taupes et les blaireaux dans Le vent dans les saules de Kenneth Grahame, même si le roman de Yoko Tawada n’est pas une parabole où l’animal est roi, mais une fable subversive sur l’écriture de soi, la société de spectacle et les vertiges de l’exil.
La réjouissante compagnie de ces drôles d’ours, observateurs des mœurs et coutumes des Terriens, ferait presque oublier combien ces derniers « empestent l’hypocrisie et les soucis » : avec ces trois artistes de la scène, le lecteur de Yoko Tawada pénètre dans un monde libéré de la pesanteur. Affranchis de ce qui les tient captifs des impératifs de la vie grégaire, ces joyeux drilles s’ébattent dans des eaux troubles et, à l’encontre de toute forme de soumission comme de toute forme de nationalisme, clament une grande indépendance d’esprit et une ardente soif d’abolir les clôtures.
Ces trois facétieux compagnons aux yeux de qui écrire, c’est aussi hiberner, Yoko Tawada nous invite à suivre leurs traces. À bord de la nef qui les accueille, le lecteur aura l’occasion de comparer leur microcosme avec le nôtre, et, même si l’anthropomorphisme n’est pas ce qui meut Yoko Tawada, les mésaventures des trois ours polaires, quand ils se jettent dans la mêlée et revendiquent leurs droits, ne sont pas sans rappeler les révolutions sociales qui agitent la société des hommes.
Mais peut-être faut-il lire les récits de ces trois plantigrades surtout comme un nouveau volet de l’entreprise de déstabilisation que Yoko Tawada, à travers ses œuvres, mène depuis des années. Au lieu de livrer au lecteur une gentille fable sur le règne animal, elle tente un coup de force, nous ouvrant les portes de cet arrière-monde où ce qui est relaté dissimule un triple fond, où il convient de ne plus croire en la suprématie de la raison ni en la supériorité des humains. Histoire de Knut, à l’image des autres livres de Yoko Tawada, est aussi une histoire de libérations successives.