Autour d’un autour

Transgenre. Le mot est à la mode ; la chose ou le concept, plus ou moins ; en général il s’applique au domaine sexuel, en littérature, désigne des objets difficilement identifiables, troubles, des livres impossibles à assigner à une catégorie mais, au fond, reconnaissables, soudain proches, familiers là où on ne les attendait pas. Le « récit » (appelons-le ainsi) d’Helen Macdonald en est : M pour Mabel est à la fois un traité de fauconnerie, un journal de bord, une esquisse d’autobiographie, un livre de deuil, une biographie de T. H. White, une rêverie… un livre éminemment personnel, étrange, fin.


Helen Macdonald, M pour Mabel. Trad. de l’anglais par Marie-Anne de Béru, Fleuve, 380 p., 19,90 €.


Helen Macdonald, dont on sait peu de choses si ce n’est qu’elle enseigne l’histoire à Cambridge, a, depuis qu’elle est enfant, une passion pour les oiseaux, en particulier pour les faucons, et parmi les faucons, les autours, une variante sauvage et domptable de ces rapaces. Peu avant d’entreprendre cette méditation écrite, elle a perdu son père et se souvient de ce photographe professionnel qui l’emmenait voir, regarder, observer les objets, les empreintes, les éléments de la nature, les gens, tout type d’accident : « un accident de voiture. Un accident d’avion. Une comète qui laisse une traînée dans le ciel du matin. Un Premier ministre qui s’essuie le front. Les Beatles assis à la terrasse d’un café sur les Champs-Élysées par une froide matinée d’hiver en 1969, John Lennon très pâle sous sa casquette de marin. Toutes ces choses étaient advenues et mon père les avait fixées dans une mémoire qui n’était pas seulement la sienne, mais celle du monde. Toute sa vie durant il avait lutté contre la disparition. » Pour qui choisit de tirer ce fil-là, celui du souvenir du père, protecteur et professeur d’observation qui conjurait la peur avec son appareil de photo, M pour Mabel est une élégie, un récit empreint de tristesse et d’un sens aigu de l’enfance qui s’est évanouie mais demeure par le truchement d’une lentille, de la mémoire visuelle et désormais écrite, d’un autour que l’on apprend à dresser.

Mélancolique, Helen Macdonald se souvient alors d’un autre père, éleveur de faucons et d’autours lui aussi, un romancier anglais qui la fascine à l’égal de ces oiseaux hautains : Terence Hanbury White, auteur de romans arthuriens et dépositaire d’une tradition littéraire anglaise précieuse, la fantasy, terme intraduisible et intraduit en français. Le livre de MacDonald rappelle les origines profondes de cette veine issue de la forêt, d’un pays insulaire, d’un peuple dont l’approche du mystère du monde n’est pas intellectuelle mais imaginative, sensible, effrayante, presque animiste. T. H. White est un des pères de Merlin l’Enchanteur, qui se transforme en oiseau, et une référence pour la mère de Harry Potter. (J’aime que la lecture de Macdonald soit l’occasion de donner un coup de patte aux détracteurs et aux contempteurs français de ces écrivains qui sont avant tout des inventeurs et des foyers de l’imaginaire.) Et comme souvent dans les livres qui tissent ou juxtaposent plusieurs fils narratifs, il en est un qui vous marque et vous émeut plus profondément : ainsi ce portrait de White qui parcourt tout le livre.

T. H. White est mort en 1964, il y a donc peu, et il a été l’objet d’une biographie de l’écrivaine-poétesse Sylvia Townsend Warner. C’était un personnage génial, malheureux, solitaire, mal aimé, bizarre, un peu fou. Il fut maître d’école dans un pensionnat ; ses parents se haïssaient ; sa vie sexuelle était refoulée, inavouable, douloureuse ; il se retira à la fin de sa vie sur une île anglo-normande, Alderney ; il est mort d’une crise cardiaque sur un navire qui venait de quitter le port du Pirée. Macdonald en parle comme on parle d’un être avec qui on se sent une affinité folle, comme d’un homme que l’amour des faucons fait son semblable. Elle a lu son journal et son traité de fauconnerie, deux œuvres périphériques dont elle donne des extraits, elle a longuement scruté ses photos, elle est allée partout où il a vécu, elle a suivi pas à pas les étapes du dressage de son faucon, même si, dit-elle, « il était difficile de l’imaginer avec son autour. Assise près du mien, je n’arrivais pas à me le figurer. J’avais vu des photos, mais elles représentaient toutes un personnage différent : l’une d’elle montrait un homme aux yeux clairs et la barbe shakespearienne qui avait écrit des romans sous le pseudonyme de James Aston. Une autre, un jeune homme mince, le regard nerveux, le visage émacié et hanté, M. White, le professeur. Il y avait des photos de White, l’homme de la campagne, col de chemise ouvert et veste à carreaux, l’air canaille et amusé. Et des photos beaucoup plus tardives : un Hemingway anglais, corpulent, à la barbe fleurie, ou un Falstaff en pull-over de laine. »

Le personnage de White est sans doute ce qui donne à son récit sa couleur la plus inattendue et la plus queer, dans son sens original tel que le donne le Merriam-Webster, équivalent de notre Robert : excentrique, non conventionnel, légèrement insane. Et dans le sens contemporain quand elle effleure l’homosexualité dissimulée de White et esquisse l’idée que « beaucoup de grands récits animaliers classiques sont de la plume d’écrivains gays qui ont parlé de l’animal en lieu et place des amours humaines qu’ils ne pouvaient évoquer ». Est-ce si vrai ? Peu importe, Helen Macdonald saisit dans ce portrait-miroir une vérité essentielle, « poignante », dit-elle, sur le sentiment de différence, de marginalité, de solitude, l’impression d’éprouver des désirs honteux, d’être habité par « la perversité et le chaos », impression à peine comblée par le dressage d’un oiseau ou celui des mots, l’œuvre écrite.

Les descriptions de ces oiseaux, au statut comparable aux papillons nabokoviens, donnent lieu à des camées esthétiques et naturalistes envoûtants : « Les plumes de sa poitrine sont couleur de journal décoloré par le soleil, de papier marqué par le thé, et chacune porte à son extrémité une marque lancéolée plus sombre. De la gorge aux pieds, elle paraît éclaboussée de gouttes de pluie […] les sourcils foncés qui donnent à sa tête cette expression d’intense rapacité sont en réalité des bourrelets osseux qui protègent ses yeux quand elle fond sur sa proie dans les fourrés. » Donnent lieu aussi à des scènes de dressage qui sont un éloge de la patience, de l’art de guetter et de se déposséder de soi-même, souvent ponctuée de joutes comiques entre la femme et l’oiseau : « Pour dresser un faucon, il faut l’observer comme si vous étiez vous-même un faucon afin de parvenir à comprendre son humeur […] La perception du faucon devient la vôtre […] Vous exercez ce que le poète Keats appelle la capacité à “être constamment forme – et matière d’un autre corps”. »

L’autour qu’Helen Macdonald achète pour le dresser et vivre en sa compagnie s’appelle Mabel, « d’amabilis, aimable », mais il est difficile, même si c’est une coïncidence, de passer sous silence la presque homonymie entre les mots « autour » et « auteur ». La remarque ne vaut rien pour la version originale de H for Hawk (traduit par « M pour Mabel », là où la rigueur voudrait que l’on dise « M comme Mabel »), mais l’œil du lecteur français ne peut pas ne pas lire « auteur » à la place d’« autour », tant il est vrai que celui-ci est un oiseau rare et un nom inconnu pour ceux qui ne sont pas membres de l’Association nationale des fauconniers et des autoursiers français. Il faut imaginer le nombre de lapsus visuels qui s’effectuent alors, quand l’autour/auteur, sauvage et intimidant, est peu à peu dressé et dompté, déchiffré et saisi…

Histoire intime, histoire littéraire, histoire naturelle : au-delà de ses différentes lectures, M pour Mabel met en scène une forme de salut par la discipline et le dressage d’un oiseau résistant et revêche, et s’apparente à un éloge de la liberté retrouvée. Le hasard veut que les éditions Allia republient aujourd’hui une conférence de Michel Leiris intitulée Le Sacré vient dans la vie quotidienne, qui recèle une définition de cette liberté-là, sacrée, née de l’enfance profonde, arbitraire aux yeux du monde : « Quelque chose de prestigieux… d’insolite… d’ambigu… d’interdit…de secret… de vertigineux… marqué, d’une manière ou d’une autre par le surnaturel ». L’autour, « féroce et féérique », figure cette étrangeté peu à peu apprivoisée, ce fruit défendu offert là, à portée de main. M pour Mabel est un livre nostalgique, un peu branque, qui dégage un fort pouvoir d’identification et d’absorption pour le lecteur.

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