J’attendais ce livre depuis longtemps. Qu’un artiste (Jean-Louis Comolli est documentariste de cinéma), doublé d’un théoricien (il a dirigé la revue Les Cahiers du cinéma lors de leur époque à la fois la plus politique et la plus théorique, les années autour de Mai 68), se penche enfin sur les vidéos de l’État islamique, dit « Daech ». Finalement, un penseur porte un regard théorique sur ces vidéos de propagande, sans s’arrêter seulement à juger de « l’immoralité » supposée de cette insurrection hors la loi. Car, on le sait, la morale est toujours « affaire de travellings ». Plus que jamais. L’abjection n’est pas que dans le fond, mais dans la forme, c’est-à-dire dans tel ou tel recadrage à tel moment ; et Jacques Rivette avait commencé de le démontrer dans un fameux article desdits Cahiers, « De l’abjection ».
Jean-Louis Comolli, Daech, le cinéma et la mort. Verdier, 124 p., 13,50 €
Le livre de Comolli nous apprend beaucoup de choses, rassemblant des documents trouvés sur internet ; mais il déçoit un peu le lecteur que je suis pour au moins deux raisons. Comolli, croyant encore trop au cinéma, ne va pas tout à fait au bout de ce qui nous saute pourtant aux yeux : puisque la vidéo n’est pas le cinéma, contrairement à ce qu’il prétend, ce « cinéma de la mort » est exactement contemporain, dans une parfaite synchronie, de la « mort du cinéma (argentique). En second lieu, Comolli, croyant encore trop en l’Occident tel qu’il est ou va, ne pousse pas jusqu’au bout un raisonnement dont il nous donne pourtant toutes les clés dans des documents glanés sur différents blogs à la fin du livre – il a écrit son livre un peu vite, dans l’urgence brûlante de la pensée. Comme, pour ma part, je ne crois plus ni en le cinéma totalement numérisé, ni en cet Occident-là, sans foi autre que celle de l’argent et de la volonté de technique, je pousserai dans la dernière partie de ce texte cette réflexion commencée ici à ses dernières extrémités. Que le lecteur me pardonne : « Il y a urgence : il y a le paysage, il y a la lumière, et le cinéma va mourir[1] », et je n’ai pas le temps d’écrire un nouveau livre sur le sujet.
La guerre des images au temps du numérique
Stanley Kubrick, lors d’entretiens tardifs, avait prévu que les nouvelles technologies de diffusion des « images-mouvements » provoqueraient une explosion des images pornographiques ; il suffit de taper quelques mots clés sur un ordinateur pour s’en rendre compte ; ce qu’il n’avait pas imaginé, semble-t-il, c’est qu’on allait assister, pour les mêmes raisons (gratuité des « images » qu’on reçoit à la maison, c’est-à-dire dans la sphère privée, sans le regard des cospectateurs qui rendait possible la catharsis et la rédemption collective des mauvaises pulsions/passions au sein de la communauté même – le théâtre/la salle) – et ce depuis la tragédie grecque), à un déferlement inouï d’images violentes ou de la violence : d’abord snuff movies, puis « images » prises à la GoPro d’attentats suicides (comme Mohamed Merah à Toulouse), et enfin « images » de la mort mise en scène pour être filmée, de la propagande de l’État islamique. Y a-t-il lieu de s’étonner de « l’accélération brutale, de nos jours, du temps de la terreur » ? Bien sûr que non ; et c’est là que le livre de Comolli est le plus percutant : il abonde en réflexions profondes sur cette question, interrogeant « de façon pressante ce qui nous intéresse du destin des images aujourd’hui ». Qu’est-ce que ça signifie que lors des tueries post-Charlie Hebdo, soit le 9 janvier, un tueur ait attaché une caméra en marche à son corps ? Qu’est-ce qui a changé depuis le cinématographe Lumière, qui filmait « l’autre », par amour ? Pourquoi le porno et le cinéma de propagande ont-ils été les premiers à se jeter sur l’aubaine du « cinéma » numérique ? Comolli conclut son livre ainsi : « Le triomphe du numérique chez les amateurs comme chez les professionnels est à la fois condition et véhicule de cette généralisation spectaculaire. » De la violence, serais-je tenté d’ajouter aussitôt…
D’une guerre l’autre
En annexes du livre, Comolli nous offre des documents exceptionnels (que d’ailleurs il ne synthétise pas : il nous les laisse comme cela, sans les manipuler). On y apprend que la fondation du studio de vidéo de Daech, le Al-Hayat Media Center, remonte à… 1991, soit l’année de la première guerre d’Irak de Bush père ; que tous les principaux cerveaux de l’État islamique se sont rencontrés dans une prison de l’armée américaine, Camp Bucca ; que l’esthétique des clips de Daech doit énormément aux célèbres photos américaines de la prison d’Abou Ghraib et à des jeux vidéo comme Games of Thrones (pour la partie « technique » des décollations). Abou Ahmed, un ancien prisonnier, en tire cette conclusion cinglante, que Comolli n’ose pas analyser : « S’il n’y avait pas eu de prison américaine en Irak, il n’y aurait pas d’EI aujourd’hui. Bucca était une usine. Elle nous a fabriqués. Elle a construit notre idéologie. » Daech est bien notre monstre de Frankenstein (n’oublions jamais que c’est le professeur qui se nomme ainsi, pas sa « créature »), vidéo comprise ! (Puisque « le succès en Occident de ces vidéos vient sans doute de cet apport par les Occidentaux dans leur travail ».)
Le mauvais goût mène au crime
Rien de moins bazinien que le « cinéma » de Daech : alors que, pour André Bazin, le cinéma devait sauver la vie, en l’enregistrant sur de petites bobines comme le faisaient les Égyptiens avec leurs momies, les clips de Daech exaltent une mise en scène de la mort avec force effets spéciaux dignes du plus mauvais cinéma hollywoodien : « Tous sont coiffés de génériques en images de synthèse, avec effets visuels et sonores » ; « Islam et Capital déchaîné font bon ménage » ; « La plus essentielle des constantes qui traversent ces milliers de clips est qu’ils sont destinés à être vus et entendus. C’est en fonction de cette adresse qu’il y a mise en scène, même réduite ». Tout est manipulé pour effrayer le spectateur qui perd toute liberté : « Il ne s’agit pas seulement de faire voir, il s’agit de montrer, avec toute l’obscénité que porte cette insistance. » On l’a compris, les vidéos de Daech sont au plus loin du cinéma moderne qui croyait, lui, en l’enregistrement : comme dans le « cas Hitler », le mauvais goût mène au crime. Les réalisateurs de Daech, c’est le moins qu’on puisse dire, ne croient pas le moins du monde en la « rédemption de la réalité physique par le film », pour reprendre un beau titre de Siegfried Kracauer : leurs images sont faites pour être consommées tout de suite, comme le porno, et méduser leurs spectateurs, à qui il n’est plus laissé aucune place : plus de hors-champ du tout, nous montre Comolli (on reconnaît là les apports théoriques des Cahiers années « Mao »). Loin, si loin du cinéma d’un Abbas Kiarostami… « Pour une part rentable de l’actuel Hollywood, comme pour Daech, le spectateur est d’une seule sorte : il désire le pire, il veut se vautrer dans la violence, il veut des “maîtres” forts, qui le violent. La “haine de soi” qui caractérise les sujets consentant à la violence organisée fabrique haine et mépris de l’autre. » Or, sans amour, nous disait Ingmar Bergman, on ne peut rien faire au cinéma. Ce qui nous amène à dépasser les positions théoriques de Comolli.
Au-delà du principe du cinématographe Lumière
Comolli doit faire cette amère constatation : « l’objet central de notre temps » selon James Agee, la caméra de cinématographe, a abouti à « cela » : enregistrer la mort pour la mort. Il écrit : « Tout change avec Daech. Filmer et tuer, soit. Mais que ce soit immédiatement visible et vu aux quatre coins du globe, tel est l’apport de Daech à la cinématographie générale. » Mais est-ce encore du cinématographe bazinien ? Non, les propagandistes de Daech ne gardant de l’enregistrement que sa part maudite[2] – ces morts-là ne se relèveront pas ou plus – et rien de l’aspect « momie du changement » de la pellicule enroulée de film qui devait conserver la vie pour la rédimer. Voilà peut-être la seule « erreur » philologique de Comolli : il aurait dû titrer son livre : « Daech, la mort et la télévision », ou bien : « Daech, la mort et la vidéo », car il ne s’agit plus de vision en commun, comme chez les frères Lumière qui avaient « la même bobine[3]», mais bien de vision « un-par-un », comme dans le (trop célèbre) kinétoscope d’Edison : l’augmentation des capacités de circulation numérisée des images-mouvements n’aura eu d’égale que celle, tout aussi explosive et incontrôlée, de la violence de passages à l’acte réels, filmés ou pas.
Plus loin, et on reconnaît là un prolongement des théories d’un Serge Daney dans Les Cahiers du cinéma sur le retour des films par passage à la télévision, Comolli inscrit sa position : tout ce qui bouge sur un quelconque écran, même sur un smartphone, est cinéma. Du coup son amour du cinéma en sort ébranlé : « Les clips de Daech portent atteinte à la dignité du cinéma. » C’est là que je ne le suivrai plus ; pour moi, pas plus qu’Octobre d’Eisentein qui passerait sur YouTube, ces clips ne sont du cinéma. Si les réalisateurs de Daech avaient dû payer du film 16 ou 35 mm, les faire développer dans de coûteux laboratoires, les projeter dans des salles collectives comme au Grand Café en 1895, ça n’aurait jamais autant fonctionné, collant au spectateur scotché sur sa tablette… Il en aurait été tout autrement, j’en suis sûr. D’ailleurs, les nazis n’ont pas filmé, ou très peu : s’ils avaient montré « ça » dans des salles de théâtre, le peuple allemand n’aurait jamais marché… Aussi mon amour du « vrai » cinéma n’en est-il pas modifié. Et ma liberté aura été celle de ne jamais chercher à regarder un quelconque clip de Daech : « Le refus de voir est la liberté du spectateur », écrit Comolli. Je fus ce spectateur.
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Jean-Luc Godard, Lettre à Freddy Buache.
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Voir son texte « Mort tous les après-midi », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, coll. « 7e art ».
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Voir Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard.