Tandis que les conservateurs au pouvoir multiplient les atteintes aux libertés et caressent leurs chimères nationalistes, les Polonais font de drôles de rêves. Voyez ces deux jeunes femmes racontées par Justyna Bargielska dans Petits renards. Elles s’endorment encore maquillées, se retrouvent dans des univers plus ou moins étranges, se les racontent, et ça donne un compte rendu désopilant de la Pologne d’aujourd’hui. Ou bien ce carreleur, « tout pâle dans son costume de classe moyenne », qui entend gratter sous le sol alors qu’il fait l’amour avec son amie dans sa cave. Il comprend que les Juifs morts pendant la guerre reviennent. Un cauchemar ? C’est La nuit des Juifs-vivants d’Igor Ostachowicz. C’était à Varsovie en 2009.
Justyna Bargielska, Petits renards. Trad. du polonais par Agnieszka Zuk. Les Allusifs, 142 p., 12,50 €
Igor Ostachowicz, La nuit des Juifs-vivants. Trad. du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski. L’Antilope, 334 p., 22,50 €
Les cauchemars sont donc à la mode. La dérision également. Car ces deux récits nous entraînent dans des aventures aux rebondissements croquignolesques, mélangent l’effroyable et la banalité de la vie postmoderne. Le lecteur rit beaucoup. La légèreté d’écriture et l’à-propos de ces deux auteurs de la nouvelle génération du roman polonais sont d’ailleurs bien servis par les deux traductrices. Les protagonistes des deux romans vivent dans la même ville, Varsovie, ressuscitée après vingt années de boom économique, couverte de centres commerciaux, de boutiques de luxes et peuplée de garnements qui lancent des blocs de glace sur les voitures qui passent. Mais les parcours de leurs auteurs diffèrent. Igor Ostachowicz, haut fonctionnaire dans la vie civile, invente un narrateur bien macho, obsédé par les « gros nichons » qui manquent à sa copine – il l’appelle la Gigue –, des nichons qu’il admire chez une voisine aux fréquentations douteuses. Loin de telles considérations, Justyna Bargielska, poète féministe, juxtapose les monologues de deux jeunes trentenaires émancipées. Mères de familles déjantées, elles babassent, se racontent leurs petits soucis du quotidien, nous charment par leurs délires.
On ne sait pas très bien qui parle et à qui, peut-être chacune à elle-même, ou bien aux « poulettes » qu’apostrophe sans cesse Agnieszka, celle qui se masturbe « pour savoir si [elle] peut toujours compter sur [elle] ». Elle imagine une amie morte : « J’allais dans sa cuisine pour la pleurer… Je pleurais tellement qu’une nuit elle est venue me voir et m’a dit que, mort ou pas mort, il fallait que je me ressaisisse. » Elle est obsédée par son corps, ses performances, son maquillage ou le « Monsieur au manteau déboutonné ». Quant à sa copine Magda, elle a un fils qui rêve qu’elle s’est tuée avec un couteau ; une fille, aussi, qui la voit « marcher sur l’eau » et enrage d’avoir été abandonnée par sa mère (dans le rêve). À propos de quoi Magda commente : « Mes rêves sont intolérablement laïques. Récemment j’ai rêvé du besoin de faire pipi au cimetière. » Il faut dire que lorsqu’elle lambine dans la salle de bain et que ses enfants piaillent derrière la porte, elle leur raconte qu’elle est sortie « en passant par le tuyau d’évacuation de la baignoire ». Page après page, à travers cet échange de commérages désopilants, où se mêlent des considérations sur la vie des jeunes femmes modernes – internet, fitness, FIV, vidéosurveillance, etc. – et sur leurs déconvenues conjugales (« j’ai pendant longtemps tellement voulu avoir un enfant de plus, mais mon mari n’a été d’accord que pour un chien », confie Magda), l’auteure nous raconte une triste réalité. Un monde tragi-comique, où tout se déglingue, où ces jeunes femmes n’attendent plus rien des hommes, toujours décevants et égocentrés. Belle satire féministe !
Plus cauchemardesque est le monde d’Igor Ostachowicz. Cette fois, la grande Histoire frappe à la porte, elle se rappelle à la mémoire des Varsoviens en la personne de Juifs zombies qui remontent des caves et veulent découvrir la vie moderne. Sympas, ils y prennent vite goût. L’auteur adopte un ton à moitié étonné par cette réalité apparue l’été 2009 dans son bloc d’immeubles vétustes, construit après la guerre sur les ruines du ghetto, plus exactement « sur le dernier bunker, un bunker sacré ». Le narrateur s’en accommode et, avec sa Gigue, se voit investi d’une mission d’accueil et de soutien. « Depuis le dernier coup dans la cave, deux choses m’obsèdent : les nichons et les Juifs. » Il s’attache à une adolescente fascinée par les nouvelles musiques, et à son père, un combattant de l’armée juive de combat, « hyper furax. Il a fait éclater sa colère de voir une jeune fille de bonne famille se griller une cibiche, sic, et boire de la vodka. À ces mots, Raytchel a levé les yeux au ciel, mais a sagement renfilé son pardessus et emboîté le pas de son père ». Lequel père finira par céder. Le narrateur, sa Gigue et une copine asiatique rencontrée sur internet les emmènent à Arkadia, le grand centre commercial de Varsovie, construit dans les années 2000 au nord du territoire de l’ancien ghetto. Et tous découvrent, essayent, achètent, goûtent. Ils déambulent dans les allées, racontent aux passants éberlués qu’ils participent à une reconstitution historique.
L’enthousiasme de la jeune fille fait des émules – très vite, ils sont des dizaines à débouler des caves et à se pâmer devant les inventions modernes. Notre narrateur, toujours en proie à ses obsessions sexuelles, multiplie les efforts pour ses nouveaux amis, vide son compte en banque pour leur acheter ce qu’ils désirent, alors même qu’à l’autre bout du centre commercial des skinheads les menacent. Embauchés par un zombie SS, ils tentent de les détruire. Le Diable en personne s’en mêle. Il apparaît avec sa queue, ses cornes et ses yeux qui lancent des flammes, et met au pas ces nazillons en une bataille d’envergure. Entre le baroque et le jeu vidéo, un affrontement se dessine dont on ne dévoilera pas l’issue ici.
Le ton de ce récit insolite est souvent juste. On rit. On se moque des néonazis et des antisémites tourmentés par leurs mémoires. Certains passages évoquent avec force la présence/absence du passé juif de Varsovie, si prégnante lorsqu’on y habite. Mais ce n’est pas toujours le cas. On peut être aussi gêné par un jeu parfois gratuit avec une mémoire si douloureuse. Faut-il s’en offusquer ? C’est de la littérature, nous dira-t-on. Certes.