Le romancier américain John Keene fait preuve dans son Contrenarrations de beaucoup d’ambition, d’érudition et de talent. La force épique de son livre et l’extrême attention qu’il porte à l’écriture sont la preuve d’une foi énergique en la littérature.
John Keene, Contrenarrations. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bernard Hoepffner. Éditions Cambourakis, 352 p., 24 €
La confiance que Keene place dans le travail de l’écrivain se manifeste d’abord par une approche combative visible dès le titre et les épigraphes. Keene propose des « contre-narrations », c’est à dire un travail qui prend le contre-pied de préoccupations antérieures tant thématiques qu’esthétiques. Il semble vouloir rien de moins que ré-imaginer l’histoire car comme le dit une des citations (de James Baldwin) mise en exergue : « nous n’avons peut-être… après tout, aucune idée de l’histoire ». D’un point de vue littéraire, il s’agit, semble-t-il pour Keene, de se dégager d’une tradition « postcoloniale » trop soumise à des intentions démonstratives et pas assez soucieuse d’exigences formelles et stylistiques ; pour ce faire l’auteur s’approprie un nombre impressionnant de genres, sans s’arrêter à un seul, les mêle et, tout en construisant son originalité propre, se fait le ventriloque habile, facétieux ou non, de nombre de ses prédécesseurs écrivains.
Contrenarrations se compose de treize nouvelles qui forment un ensemble couvrant plusieurs siècles -du XVIIe à aujourd’hui- et qui se déroulent dans divers lieux géographiques – le Mannahatta d’avant l’arrivée des colons aussi bien que le New York des années trente, le Kentucky du XIXe comme le Brésil esclavagiste et contemporain, Paris et l’Afrique… Chaque histoire est parfaitement indépendante et possède une individualité stylistique particulière ; s’y exprime en général le point de vue d’un personnage noir qui a réellement existé (l’artiste de cirque, Melle LaLa, peinte par Degas ; les poètes Langston Hughes et Xavier Villaurrutia ; Juan Rodrigues le premier étranger non blanc à avoir vécu sur l’île de Manhattan – dont l’existence est attestée mais qui, pour tout le reste, a du être entièrement inventé par Keene), ou qui est emprunté à des romans célèbres (Jim, créature de Mark Twain), ou qui est entièrement imaginé (Zion, Carmel, l’esclave de Saint Domingue ). Ces personnages sont de grands imaginatifs qu’ils soient artistes, voyants, sorciers … Si on considère le livre comme un tout cohérent, on peut penser qu’il effectue le survol d’une histoire alternative et en évoque quelques grands moments ; les rébellions d’esclaves au XVIIIe et XIXe siècles, l’élaboration d’un art noir (avec des allusions à une production d’artistes « naïfs » ou au modernisme noir) et enfin la souffrance contemporaine « globalisée » dans la version qu’elle prend sur le continent africain.
La première partie du livre comporte cinq nouvelles dont certaines d’une habileté époustouflante. Les deuxième et troisième parties présentent huit nouvelles de format plus court qui restent parfois simplement de brillants exercices. Ainsi « Acrobatique » présente les pensées de Melle LaLa, suspendue au bout de son filin, représenté on le suppose, par l’unique phrase du texte. « Rivers » met en scène Jim, qui ne se montre pas, on l’aurait parié, aussi satisfait de la manière dont Huck et Tom l’ont traité que pourrait le laisser le supposer les livres de Twain. « Blues », lui, imagine une rencontre érotique entre Langston Hughes et Villaurrutia, suivant la manie actuelle d’assigner à des auteurs morts une orientation et une activité sexuelle dont nul ne sait rien et que leurs meilleurs biographes démentent.
Les plus belles réussites de Contrenarrations sont donc plutôt à trouver dans la première partie. Ainsi « Mannahatta » qui ouvre le livre avec une belle prose rêveuse et réfléchie, pose des thèmes importants repris par la suite dans le volume. Un homme parti seul en canoë d’un bateau hollandais ancré au large d’une île inexplorée arrive sur celle-ci. Certaines phrases de ce début ont la souplesse et la capacité inclusive de celles de Faulkner ; pourtant on se croit également dans Huckleberry Finn, dans une des histoires de Melville, dans l’Île au trésor… mais le propos est autre. L’homme, un asservi d’une sorte ou d’une autre, né à Saint Domingue, va déserter le navire et imagine ce qu’il pourra advenir de lui et de l’île.
Pour se repérer, il inscrit dans le touffu de la nature des traces quasi-invisibles, nouant des lianes, coupant des branches, construisant « une fenêtre par laquelle il pourra passer ». Il s’attend à rencontrer les habitants du lieu, sans s’inquiéter car déjà, plus au sud, il été le seul de l’équipage à avoir su écouter la mélodie du parler d’un émissaire indigène. En imaginant que celui-ci a prononcé le nom secret que lui a donné sa mère, il pense avoir « déverrouillé une porte » avec ce « peuple premier » et en lui-même.
L’homme c’est ce Juan Rodrigues qu’on a mentionné plus haut, l’île c’est Manhattan où il débarque en 1613. Ce qui est suggéré, c’est la possibilité d’une autre histoire du rapport entre les habitants et les nouveaux-venus, l’occasion ratée de comprendre le monde comme l’homme surgi des bois le concevait, et de « passer par la fenêtre » qui s’ouvrait. La nouvelle fait aussi fait allusion à la magie fortifiante de la circulation et de la révélation des secrets : les traces difficilement perceptibles laissées par Rodrigues sont, comme les mystérieux documents, missives, dessins, qui s’accumulent dans Contrenarrations, difficilement lisibles mais pourvues d’un étrange pouvoir.
Plus étrange encore, plus violente, plus gothique, plus allusive avec ses inspirations venues de romans noirs du XIXe et de Lumière d’août, Beloved ou Couleur Pourpre, « Glose sur Une histoire de catholiques romains au début de la république américaine 1790-1825 » est l’histoire de Carmel, une jeune esclave de Saint Domingue, qui vit la période des révoltes, puis se retrouve au Kentucky dans une pension religieuse où elle a suivi sa jeune maîtresse. Maîtres assassinés, blancs terrorisés, bébés illégitimes liquidés, mauvais traitements, rigueurs papistes, touffeurs des îles puis froidures kentuckiennes… et pour finir une explosion générale qui fait tout voler en éclats… il fallait beaucoup de doigté pour maîtriser pareils matériaux, pareils renversements et pareil dénouement. Keene, de toute évidence, le possède et sa « Glose » emporte l’admiration, tout comme les trois autres nouvelles de la première partie.
L’auteur, qui dote ses personnages d’une remarquable imagination afin de montrer qu’elle est en elle même émancipatrice, est pourvu comme eux de ce don. Il faudrait adapter pour lui les pensées qu’il attribue à Melle LaLa, flottant au dessus du sol, reliée par la bouche à son fil : « je voudrais suspendre la ville entière de Paris ou même la France elle-même à mes lèvres… je cherche à dépasser les limites imposées à moins que je ne les aies placées là, car c’est à cela que je pense quand je pense à la liberté ». Penser à la liberté est un chemin pour les écrivains, autant que pour les assujettis comme le montre, avec un brio acrobatique, les histoires de Contrenarrations.