Ce roman d’Eugenia Almeida, qui fait mener l’enquête conjointement par un journaliste et une psy, nous plonge dans le labyrinthe de la mégapole argentine, dans les ultimes soubresauts de la dictature déchue et défunte mais qui survit encore sous forme de sanglantes nostalgies.
Eugenia Almeida, L’échange. Trad. de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry. Métailié, 250 p., 18 €
Le roman policier a acquis, depuis des lustres, ses lettres de noblesse et ne saurait désormais s’inscrire dans une quelconque infralittérature. De Simenon à Nicci French (célèbre couple britannique, égrenant sa semaine policière, Lundi mélancolie, Sombre mardi…), nous affrontons une écriture, un portrait réaliste et social capables de rivaliser avec les meilleures constructions romanesques. Et d’ailleurs l’enquêteur(se) n’est plus l’inévitable commissaire, ou un détective lambda mais une personne qui normalement n’aurait pas voix au chapitre : chez Nicci French une psychothérapeute, par exemple.
Le roman d’Eugenia Almeida, qui s’intitule L’échange en français, traduisant, sans le traduire, le titre original : La tensión del umbral (« la tension du seuil »), nous introduit sur le pas de la porte de l’enfer, celle-ci étant l’entrée du « Ministère de la Sécurité » – fallacieux programme où la corruption le dispute à la concussion : quelle justice ? quelle police ? quel maintien de l’ordre ? Le mauvais œil est partout et chacun, où qu’il soit, d’où qu’il mande ou commande, n’est jamais assuré du lendemain : règlements de comptes et achats du silence peuplent la morgue. Les rapports de police iront grossir ce qu’on a appelé les « archives de la terreur », qui bouleversèrent l’écrivain Ernesto Sábato, président de la Commission d’enquête sur les personnes disparues en Argentine pendant la dictature.
Ici, la donnée initiale tient en deux lignes : à la sortie d’un bar, une jeune femme met en joue un inconnu, qui, après avoir échangé deux mots avec elle (d’où le titre français), passe son chemin, et alors, au lieu de faire feu contre lui, comme on s’y attendrait, elle retourne le revolver contre elle-même et se tue. Affaire toute simple et vite classée par la police, tant l’évidence du suicide est criante. Et pourtant… et pourtant… En introduisant le doute et le mystère dans ce qui semblait si clair, l’auteure omnisciente nous plonge dans un suspense, une attente indéfinie et infinie qui, au fil d’une enquête aussi brouillonne que les choses de la vie, nous fera découvrir l’horrifiante cité de Buenos Aires – une mégapole traversée par le fleuve Matanza (« massacre ») où s’agitent encore, bien des années après, les fantômes « gravissimes » de la dictature (celle du général Videla et sa junte, de 1976 à 1983, mais jamais mentionnés) et de ce qu’on a nommé la « guerre sale », avec ses quelque trente mille « disparus ».
« La ville est une jungle », nous dit-on, mais cette ville n’est jamais désignée, juste évoquée à travers quelques artères, carrefours et quartiers, les indications se limitant à « Sur le pont », « À un carrefour », « Le kiosque à journaux », « Le bar », ou demeurant dans la vague localisation de ce district appelé « El Bajo », autrement dit les bas-quartiers. Et quelle importance, d’ailleurs, le texte est construit comme un dialogue et les descriptions sont à la portion congrue, apparaissant plutôt comme des didascalies théâtrales. Le fil conducteur est Guyot, un personnage de journaliste qui, traumatisé par le meurtre de sa femme, après un viol manqué, des années plus tôt, entend débroussailler l’écheveau de cette histoire où rien n’est vraiment dit, tout est suggéré en laissant le lecteur égaré dans le labyrinthe. Une psy, qu’on rencontre dans un bar, celui-là même qui fut le théâtre de cette tragédie, apportera de précieux commentaires sur le spectacle de la rue et sa violence. Le maître mot est « solitude ». Mais aussi absence d’amour, frustration, désespoir. Au cœur de l’intrigue, il y a ce couple sans enfant qui hérite d’une fille trouvée par la grâce d’un capo dei capi, qui fut un maître policier au temps des généraux et qui, pris d’amitié pour ce couple, en fait sa créature… jusqu’au meurtre. Jamais clairement nommé, il apparaîtra finalement sous un double nom, qui signe la duplicité de son caractère. Au fur et à mesure que l’enquête avance, les cadavres pleuvent. Plus on croit l’éclaircir, plus l’ombre s’abat sur les pages, sur les plages de l’intrigue.
Finalement, on est près de comprendre, on pense qu’à force de liquider à tout-va (par exemple : « On a tué deux prisonniers pour couvrir les autres ») la sanglante scène va se vider de ses acteurs, et c’est bien la seule chose positive : comme une étoile qui s’éteint peu à peu, le théâtre va plonger dans la nuit, et il ne restera plus que trois personnages : le grand meurtrier (qui a liquidé tous ses comparses, tous ceux qui savaient), le journaliste, encore miraculeusement en vie, mais à condition de tenir une bonne fois sa langue : « Tu écris un seul mot là-dessus et une heure après tu es mort », et la psy qui est tout à la fois l’intermédiaire agissant et le témoin de l’horreur, toujours vissée à sa chaise dans « ce bar », éclusant ses petits verres de vodka, et contemplant les consommateurs qui, parce qu’ils n’ont rien vu et ne savent que dire (« pas vu, pas pris »), sont qualifiés de « club d’aveugles ». C’est elle, en dernier lieu, qui demeurera et s’effacera en fondu au noir dans l’ultime ligne du roman, comprenant enfin « qu’elle vient d’entrer en enfer » et assumant cette malédiction. C’est ce qu’on pourrait appeler une fin ouverte. Mais ouverte sur le vide, le néant, la pauvre Argentine dépecée et sanglante, qui n’en finit pas de panser ses plaies.
Dans un style sec, bref, elliptique, haché, souvent haletant, Eugenia Almeida nous communique son angoisse, sa peur, sa colère, son désespoir. On sort d’une lecture, dont on ne peut à aucun moment s’arracher, l’esprit fiévreux et l’âme broyée. Mais le vertige n’est pas seulement dans la tête, il est dans ce pays, cette ville, cette histoire, quand tout a basculé. Et que rien n’est effacé, oublié, pardonné. Plus qu’un roman policier, cette écrivaine argentine qui s’est fait connaître en France par deux précédents titres (L’autobus et La pièce du fond) nous donne ici un roman politique. Implacable, glaçant et justicier.