De Matsuo Munefusa dit Bashô (1644-1694), le plus illustre poète du haïku, cette forme poétique ultra-brève (un verset de 17 syllabes disposées en trois vers de 5, 7 et 5 syllabes respectivement), nous avons la chance de posséder l’édition complète et bilingue procurée par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot en poche (La Table Ronde, 2014). Avouons cependant que devant ce trésor lu en continuité, si quelques dizaines de textes frappent immédiatement par une harmonie et une sensibilité proches de celles que nous pouvons trouver chez nous (Verlaine, par exemple, ou certaines séquences d’Aloysius Bertrand, ou certaines Contrerimes de Paul-Jean Toulet), la plupart de ces notations ténues nous laissent, à défaut d’un guide avisé, froids ou hébétés comme poule tombée sur un couteau.
Bashô, Journaux de voyage. Trad. du japonais par René Sieffert. Verdier, 124 p., 14, 50 €
Torahiko Terada, L’esprit du haïku suivi de Retour sur les années avec le maître Sôseki. Philippe Picquier, 80 p., 11,50 €
En somme, pour le haïku, il faut être initié, faute de quoi on passe à côté ou, pire encore, comme tant d’amateurs, dont quelques-uns portent de grands noms – Claudel notamment – , on s’acharne à produire en français du haïku qui n’est que japoniaiserie.
Au Japon, l’émulation a également fleuri et des milliers d’imitateurs, parmi eux nombre d’écrivains en prose, se sont adonnés à la chasse au haïku un peu plus légitimement qu’en Occident de toute évidence puisque ce genre si particulier, si frustrant en un sens du fait de sa maigreur insigne, entre là-bas en résonance beaucoup plus profonde qu’ici avec un je ne sais quoi de spécifique, bien difficile à définir.
Vers la fin du XIXe siècle, Natsume Sôseki, un angliciste japonais qui fut aussi un des romanciers majeurs de la période Meiji, celle de l’ouverture à l’Occident (Le pauvre cœur des hommes, 1885 ; Je suis un chat, 1905), était un de ces praticiens éclairés et aimait concourir en création de haïkus avec ses meilleurs étudiants de littérature anglaise. C’est ce qui a incité le plus doué et le moins conformiste d’entre eux, Torahiko Terada – il tient un rôle de gentil cinglé, sous un nom de fiction, évidemment, dans Je suis un chat –, à s’interroger en 1935 sur la nature même du haïku, qui est d’abord un jeu de lettrés, dans le court essai que les éditions Philippe Picquier ont eu la judicieuse idée de publier aujourd’hui dans une excellente traduction.
De cette mise au point, l’Occidental aura intérêt d’abord à prendre de la graine, car l’auteur y déclare tout de go que le haïku est à peu près incompréhensible et par conséquent inaccessible aux Longs-Nez. Certes, cette affirmation un peu abrupte ne saurait étonner. Elle est récurrente au Japon pour tout ce qui concerne les aspects les plus autochtones des arts nippons : l’arrangement floral, la cérémonie du thé, le tir à l’arc, le jardin zen, le sumo et les théâtres nô, kabuki et bunraku, témoignant de la permanence du complexe typique de supériorité et d’auto-dénigrement simultané de ce curieux peuple si longtemps isolé.
Mais l’intérêt du livre va très au-delà de ce constat amusé ; et l’auteur de L’esprit du haïku est si intelligent que, revenant avec émotion sur ses années de formation en compagnie d’un maître incomparable qui avait fait de ce qu’on n’appelait pas encore le dialogue interculturel sa raison de vivre, il réussit à mettre le doigt sur les deux éléments indispensables à un Occidental s’il veut goûter la saveur authentique du haïku dans son originalité.
D ‘abord, il y a la place qu’y occupe la connaissance approfondie d’une tradition littéraire remontant à la fois à l’apport de la culture chinoise classique, importée volontairement dès le Ve siècle, et à l’influence du bouddhisme (notamment de son amour pour tout ce qui est vivant) arrivé de l’Inde médiévale via de nouveau la Chine et peut-être surtout la Corée.
Bashô, à cet égard, est particulièrement éclairant, non qu’il soit essentiellement un poète savant aussi sophistiqué que jadis nos Grands Rhétoriqueurs et leurs successeurs de la Pléiade. Les réminiscences de la poésie chinoise sont nombreuses chez lui, et chaque kanji (ou caractère d’origine chinoise) est dans ses haïkus source de connotations que l’édition bilingue de La Table Ronde détaille pertinemment.
Mais c’est l’importance démesurée du rapport à la nature au sens le plus large (vie animale, présence de l’arbre et de la fleur, météorologie, beauté des paysages, harmonie de la terre et du ciel) qui donne à ces textes si succincts leur coloration unique.
L’« esprit du haïku », dans ces conditions, Torahiko Terada le souligne de manière on ne peut plus convaincante, se révèle inséparable d’un sentiment plus japonais en effet qu’universel : celui que l’individu est en totalité, corps et âme, immergé dans un formidable milieu naturel qui le dépasse, le submerge – l’effraie souvent – et le comble. Où l’on rejoint, en partie à travers le bouddhisme et l’attention portée par le Bouddha à toutes les créatures, la croyance plus matérialiste que mystique du moi nippon en l’infinité des puissances naturelles représentées, dans l’animisme foncier de ce peuple, par les millions de kami, démons ou dieux locaux qui émanent de tout ce qui existe.
Alors oui, aucun Occidental ne peut comprendre cela sans connaître le Japon, sa terre volcanique fantasque, ses ciels changeants, son climat excessif, ses lieux sacrés. Autant dire que, pour lire le haïku, pour être comblé par lui, il faut se faire l’âme japonaise, savoir s’absorber dans le réel infime, et réagir aux allusions à un passé tumultueux de combats fratricides et de contemplations concrètes, grâce à un état d’esprit fait de disponibilité à l’extase et (indissolublement) à la tristesse, à l’exaltation et à l’inquiétude, un esprit que recèle ce mot intraduisible : kimochi, soit « impression », sensation née du pouvoir émotionnel du moindre détail. Tout est mono aware, chose susceptible d’émouvoir, à condition de savoir que l’émotion repose en fin de compte sur une certitude diffuse, celle de l’impermanence de toute chose (le mujô bouddhique) ou plus simplement de la coïncidence poignante entre la splendeur de l’univers reflétée dans la plus minuscule de ses manifestations et son irréversible fugacité.
Bashô, c’est exactement cela, et cela ne souffre pas une seconde d’être désincarné. Cet homme qui a passé les deux tiers de sa vie à voyager (à pied en général, à cheval parfois, emmenant avec lui l’un ou l’autre de ses nombreux disciples), sans jamais quitter le Japon où sa frénésie de pèlerinage permanent le portait à gagner des sites rendus célèbres par le souvenir d’une antique bataille, un temple fameux, un point de vue d’où contempler la lune, a vécu comme les moines qu’il a fréquentés assidûment, mais sans jamais devenir moine. Soutenu par sa renommée comme poète, il allait de village en village, accueilli, hébergé souvent de façon rudimentaire, parfois reçu par des amis riches qui partageaient avec lui – et il le note –, outre la passion du haïku, des plats raffinés et ne dédaignaient pas une orgie de saké prolongée durant des nuits entières. Partout il composait, laissant à ses hôtes reconnaissants des haïkus inspirés par telle anecdote ou telle vision locale, en guise d’hommage ou bien de simple écot.
C’est cette existence pérégrine maintenue jusqu’à son dernier souffle que retracent ses admirables Journaux de voyage naguère magnifiquement introduits, traduits, commentés par René Sieffert, introducteur génial au Japon, et aujourd’hui republiés chez Verdier. Lecture indispensable, et qui lève le voile sur le secret du haïku. On y voit Bashô s’enthousiasmer pour un lieu-dit, un insecte, un brin d’herbe, et restituer ce choc éprouvé devant le plus humble spectacle naturel en quelques mots fulgurants, aux résonances infinies comme une phrase de Debussy.
Vous saurez alors, non de connaissance cérébrale seulement, mais par toutes les fibres de votre corps éprouvant, qu’il est relié à l’ensemble du cosmos, vous saurez pourquoi « le bruit de l’eau » quand une grenouille a sauté dans une mare un certain jour, à une certaine heure de ce jour prise dans la gangue charnelle d’une certaine saison, induit en vous, soudain, une jouissance vertigineuse et insaisissable, un kimochi qui vous rend pensif et heureux.
Et vous aimerez Bashô parce qu’il est le plus grand dans la plus petite perception qui puisse être, vous l’aimerez non comme un barbare que vous êtes mais, sans trop chercher les tenants et les aboutissants de ce trouble, comme un moine itinérant du lointain passé, un yamabushi kagura sac à l’épaule et bâton à la main, comme un Japonais, sens en alerte et cœur serré parce que rien ne dure, qui chante tout seul une vieille complainte en grimpant un chemin rocailleux de montagne au milieu des bambous nains.