En quelques très belles pages, inspirées de la médecine et de la littérature, Patrick Autréaux remonte le cours de son écriture, depuis sa source jusqu’à son embouchure. Et au milieu s’entend la voix d’un vieux grand Monsieur, Max, alias JB Pontalis.
Patrick Autréaux, La voix écrite. Verdier, 144 p., 16 €
La voix écrite : il faudrait plutôt dire les voix, tant elles sont nombreuses dans ce beau récit en forme de retour sur soi que signe Patrick Autréaux. Il y a d’abord la voix première, profonde, intérieure, qui traduit le désir d’être celui que l’on a toujours voulu être, et qui commence bien avant le premier livre publié : écrivain. Il y a encore la voix des parents, gravée dans la mémoire de l’enfant, des éclats de voix plutôt, « injures, portes claquées, reproches », signes annonciateurs d’un divorce ravageur. Il y a aussi la voix de la littérature, les grands livres écrits à la verticale, l’auteur comme sur une arête, les mots qui rencontrent ses maux comme un corps un autre corps. Et puis il y a enfin la voix d’un vieux grand Monsieur, psychanalyste de renom, écrivain, éditeur de talent(s), ce Max derrière qui on reconnaît très vite celui que tout le monde appelle JB Pontalis.
La voix écrite est un autoportrait mouvant, émouvant. L’auteur procède par petits bouts, petites touches de soi. Il y a le médecin qu’il est devenu, pour « guérir sa grand-mère » atteinte d’un cancer incurable et qu’il a vue mourir quand il n’avait pas six ans. Son homosexualité qu’il voile et dévoile à demi-mot, son origine sociale qu’il peine à assumer (« transfuge de classe »), la maladie (un cancer, encore un) qui lui tombe dessus alors qu’il n’a pas atteint le milieu de l’âge de la vie. Il reprend son histoire, la reprise quelquefois, comme un vêtement troué que l’on aurait honte d’enfiler. Mais c’est toujours pour aller dans le sens de l’écriture, si l’on peut dire, pour donner sens à l’écrivain qu’il est devenu, qu’il aura été, qu’il sera. On assiste dans La voix écrite à quelque chose qui s’apparente à une longue transformation, une métamorphose, une mutation silencieuse : « J’écrivais. Mais il faut du temps pour qu’une activité aussi extériorisée que la médecine soit absorbée par l’intériorité dans laquelle plonge l’écriture. Car écrire est cette quête d’une voix singulière, qui est soi et autre que soi, et ne cesse de scander ‟Viens, suis-moi”, une quête qui place au bord d’un vertige permanent, là où l’empathie ne sert même plus de rambarde. »
Qui a déjà lu Autréaux retrouvera dans La voix écrite ce qu’il avait commencé de découvrir avec Dans la vallée des larmes, Soigner, ou encore Se survivre : les deux faces d’un même humain. C’était naguère le malade et celui qui ne l’est pas ; c’est aujourd’hui l’écrivain et son lecteur. La voix écrite recèle de très belles pages sur le pouvoir de consolation de la littérature, qui n’est pas sans évoquer les liens qui unissent parfois (rarement ?) le soigné et le soignant. Ainsi en est-il, après une séance de signature lors d’une foire du livre : « Alors se produisit ce que je n’attendais pas. Curieuse ou discrète, presque chaque personne avait déposé quelque chose de sa propre histoire, comme si de me savoir médecin, d’entendre d’autres gens devant eux lâcher des détails intimes en évoquant une maladie, un deuil, autorisait à raconter, à se confier – une fois ne serait-ce qu’une seule fois […] Avec ces inconnus se formaient des liens d’un moment, de ces liens qui se tissent entre ceux qui se reconnaissent […] Quelques secondes de silence, et la parole coulait ».
Comment ne pas penser à cet instant à Jean Reverzy, cet autre écrivain-médecin qui, dans les années cinquante, troqua le stéthoscope pour la plume, et écrivit La place des angoisses, récit de paroles et de silence à couper le souffle. Autréaux et Reverzy ont en commun cette volonté d’éclairer « la nuit de l’inexprimé » : « Je ne saurai jamais pourquoi, après avoir frappé à la porte de deux êtres qui s’appelaient Dupupet, une heure durant je leur parlai, je les écoutai, je leur fis signe, alors que, sans paraître m’entendre et cependant en parfait accord avec moi, ils modulèrent le chant de leur langage. Après avoir pénétré dans l’intimité des vieillards, avec une facilité si grande qu’il me fallut des années de réflexion pour m’en étonner, je ne sentis plus de même : il y eut de ma part un progrès, non de compréhension, mais d’attitude. Je crois que la pauvreté de Dupupet, proche de la mienne, n’y fut pour rien ; mais le changement était en moi. Je m’étais trouvé près d’un vieillard endormi, je l’avais réveillé ; nos voix s’étaient levées pour proclamer notre alliance, pendant que derrière nous une femme se signalait par une phrase sans fin. Je ne voulais rien comprendre, parce que rien d’humain ne se comprend, mais j’avais trouvé ma place au milieu des hommes. »
La Littérature, avec sa grande aile protectrice, est un des murs porteurs du récit d’Autréaux. Depuis Annie Ernaux, qu’une amie lui fait découvrir et qu’il lit certes non sans quelques réserves (justifiées, semble-t-il…), jusqu’à ceux qui ont traversé l’enfer, les livres des autres l’accompagnent dans sa quête de soi. Leur voix est une voix qu’il peut partager, c’est la voix silencieuse de l’écriture qu’il entend depuis toujours : « Ainsi moi, cancéreux, j’avais pu m’identifier en partie à Primo Levi, à Kertész, à Chalamov, à tant d’autres, et dialoguer avec eux, alors que leur présence physique, leur voix m’auraient écrasé et fait taire. Le corps porte un témoignage que le texte a la délicatesse d’adoucir, le rendant moins indiscutable, moins absolu […] La voix écrite transmet en la déplaçant la force du témoignage, que fait tonner un visage, pour le rendre plus audible encore ».
Mais la voix qui hante La voix écrite, la vraie voix si l’on peut dire, c’est celle de Max (JB Pontalis, donc). Une voix et un prénom qui ouvrent le recueil, une voix qui surgit chaque fois que l’auteur en a besoin. Max dit non, refuse tel manuscrit, plusieurs fois ; dit « peut-être », parfois ; Max dit « pas encore ». Max conseille ; Max consent. Max écoute, surtout. Max est le passeur magnifique, un père des confins, un ange gardien. C’est la voix de l’autre qui accompagne Autréaux sur la voie de l’écriture : « Les dix années que je l’ai connu, les dernières surtout, lorsque je me suis rapproché de lui, ont été pour moi une longue période de convalescence, puis celle d’un glissement d’identité sociale : aux yeux des autres, je suis devenu écrivain et Max aura été celui qui fut le plus immédiat témoin de ce changement. » C’est la voix confiante, à qui il se confie. La voix juste, qui voit juste : « Sans même le soupçonner, lors de nos déjeuners, Max avait le don de poser le doigt sur mes failles. Ses remarques, ses questions trouvaient en moi des prises qui ébranlaient l’architecture de ma vie d’écrivain. »
Par deux fois au moins dans le livre, la voix de JB Pontalis s’entend de très près. Quand, au bord du gouffre, Autréaux demande de l’aide à Max et que ce dernier lui donne le numéro de téléphone d’un psychanalyste : « J’ai peur de mourir, avais-je dit. Son visage avait changé. J’avais parlé tout bas. Il était très attentif et je savais à sa manière de regarder qu’il comprenait, qu’il comprenait vraiment. Il me donna un petit coup amical sur l’épaule, et souffla : mais non, voyons. Puis me caressa la tête. Je respirai profondément, tâchai de cesser de pleurer. J’ai besoin d’être aidé, dis-je. » Quand, plus tard, en une scène presque inverse, Max, sachant qu’il va mourir, lui dit tout bas : « ‟Je prends le relais” Quand je le quittai, cette parole s’était creusée d’un sens très profond. Il me semblait entendre dans ces mots : à toi la vie, à moi la maladie, la mort. » La voix est soudainement devenue un geste, le plus beau des gestes : une voix qui se voit.
Sait-on jamais ce que l’écriture réserve aux écrivains ? Ce sont parfois des livres qui se répètent, comme un thème musical obsédant ; d’autres fois, les amarres de l’imaginaire rompues, un départ nouveau, un élan vers l’inconnu : le roman ; ou bien, pourquoi pas, un style qui s’aiguise, une forme qui naît d’une autre, que l’on avait sentie, presque entrevue. C’est ce mouvement incessant de l’écriture vers l’écriture que visite Autréaux dans La voix écrite, une manière de se laisser porter par ce qui est autre et pourtant nous, en nous. Cela pourrait s’appeler le tréfonds de l’enfance. Un quelque part avant les mots. Ce quelque part qu’Autréaux partage avec Max le temps d’un livre, d’une vie dans un livre. Comme un commencement sans cesse recommencé. La couleur indistincte de la littérature. Sa voix profonde et insondable.