Avec Trois ex, Régine Detambel redonne la parole aux trois épouses d’August Strindberg, particulièrement malmenées dans ses œuvres. Un « conte de vengeance » à trois voix, cruel, plus universel que féministe.
Régine Detambel, Trois ex. Actes Sud, 144 p., 15,80 €
Tout d’abord, ne pas se fier au titre. Trois ex n’est pas la chronique amoureuse et scandaleuse de quelque grand de ce monde, réduit à l’épisodique présence à ses côtés de trois hétaïres vengeresses, soucieuses de le remercier pour ces moments. L’ouvrage poursuit bien plutôt une démarche de « contre-écriture » que l’on pourrait faire remonter à Virginia Woolf qui, dans A Room of One’s Own, proposait de faire taire la « voix de son maître » pour donner la parole à la petite sœur de Shakespeare. Il n’est toutefois pas question ici de sœurs, mais d’épouses. Si derrière chaque grand homme se cache une femme, comme le voudrait la sagesse populaire, il est rare en effet qu’elle prenne la parole. Avec Trois ex, Detambel s’inscrit dans les pas de Claude Pujade-Renaud qui, dans L’ombre de la lumière, faisait surgir de l’ombre du futur saint Augustin la femme cachée, Elissa.
Dans le cas de Strindberg, ce sont trois femmes « cachées » que Detambel conduit vers la lumière – trois épouses successives, trois « intellectuelles », chacune à sa mesure : l’aristocrate devenue comédienne Siri von Essen, la journaliste Frida Uhl, et l’enfant de la balle Harriet Bosse, future star du théâtre suédois. Ces femmes, Strindberg, avec hargne et rudesse, les a lui-même disséquées dans ses propres ouvrages. Trois ex se lit donc avec les biographies qu’on a pu consacrer à ces femmes (La vie et les amours de Frida Strindberg de Monica Strauss, le Harriet Bosse : Strindberg’s Muse and Interpreter de Carla Waal) mais aussi contre ces ouvrages signés Strindberg, chroniques plus ou moins déguisées de ses mariages, que sont Mariés !, Le plaidoyer d’un fou, ou encore La plus forte.
Cette double inspiration se fait jour à travers l’organisation même du livre. Se succèdent les chapitres dévolus à Strindberg – du premier, affreux jeu de mots surréaliste (« L’ange du blizzard »), qui suit la marche funèbre de Strindberg à travers un Stockholm empli de fantômes, au dernier, « L’or », point final des expériences alchimistes de l’écrivain, rendu à sa seule présence spirituelle – et les chapitres consacrés aux femmes de Strindberg, donc, dont les mariages sont ironiquement résumés à la symbolique de leur longueur, d’ailleurs fausse (« Noces de cuir » pour Siri, « Noces de plomb » pour Frida, « Noces de feu » pour Harriet). Ces « noces de sang » sont toutes tranchées rituellement par un chapitre intitulé « Divorcés ! », inéluctable conclusion de ces unions vouées à la pourriture, et réduplication ironique du Mariés ! de l’auteur.
Répétition et réversibilité : en plaçant en exergue une citation de Franz Kafka (« L’amour, c’est que tu sois le couteau avec lequel je fouille en moi »), Detambel montre en quoi les épouses de Strindberg ont été plus que des « muses » pour l’artiste : artistes elles-mêmes, elles ont affronté les affres de la création en côtoyant quotidiennement l’autoproclamé génie des lettres suédoises. Siri, comédienne, ne sait pas vivre à côté d’un dramaturge qui ne connaît que trop la médiocrité des coulisses. Frida, journaliste, approche au plus près le centre fatal de la création. Harriet, Puck idéale, ne peut que déchoir. Ces trois femmes vivent aussi le tragique de leur condition de femmes du XIXe siècle : existence qui ne peut se concevoir que dans le regard de l’autre, ou sous le nom de l’autre, sujétion des maternités que l’on ne peut que feindre désirer. De son côté, à leur contact, Strindberg souffre et croit revivre, pour mieux sombrer et détruire l’autre. « Fils de la servante », il est fasciné et dégouté par le milieu plus aisé de Siri ; écrivain impécunieux, il se languit des honneurs et des avances de riches qu’il méprise. Souvent dépendant de l’argent de ses femmes, il tente, de galetas en hôtels impersonnels, encombré d’enfants braillards et affamés et de soucis domestiques, d’achever une œuvre qu’il juge essentielle.
Il serait injuste de ne voir dans l’ouvrage de Detambel qu’un opus « hystérique » et revanchard : ce qui se joue aussi ici, c’est la douleur de vivre à deux et de créer ensemble, ou séparément, voire, de vivre, tout court, dans un XIXe siècle et une Suède aux bords de l’émancipation. Siri, Frida, Harriet s’individualisent et reprennent leur place dans le tableau. Elles ne sont pas les diablesses que Strinberg a voulu voir en elles, elles ne sont pas non plus des anges. Tout l’art de Detambel est sans doute aussi de redonner, paradoxalement, une certaine humanité à Strindberg. Odeurs prégnantes de hareng, de tabac bon marché, de lait caillé, cris et silences : les admirateurs de Strindberg sauront aussi reconnaître en filigrane les mots de l’auteur, que Detambel reprend, en ventriloque impeccable. Ils pourront revivre la houleuse sortie de Mariés !, relire les critiques haineuses qui accompagnent la première de Mademoiselle Julie, remettre leurs pas dans ceux de Strindberg, et s’interroger sur le malentendu fondamental qui marque la vie de Strindberg, et que souligne Régine Detambel dans la coda de son livre : méconnu toute sa vie, Strindberg fut salué et fêté comme un génie national alors qu’il était sans doute déjà trop tard. Et si le drame de Strindberg, qui l’a jeté de mariage malheureux en mariage malheureux, était la quête éternelle d’une reconnaissance et, surtout, de quelques couronnes, ou de quelques « guinées », celles-là mêmes que réclamait Woolf pour la survie de sa femme écrivain ?