Triste la chair ?

De Rosa Montero, cette Madrilène prolifique, coutumière des bestsellers, les éditions Métailié, qui publient la totalité de son œuvre, font reparaître, en même temps que sort son dernier roman, La chair, l’essai fictionnel La folle du logis, et avec bonheur tant l’un éclaire et complète l’autre.


Rosa Montero, La chair. Trad. de l’espagnol par Myriam Chirousse. Métailié, 198 p.,18 €

La folle du logis. Trad. de l’espagnol par Bertille Hausberg. Métailié, 208 p., 9 €


Rosa Montero, romancière et journaliste, qui à vingt ans brûla les planches dans Castañuela 70, satire féroce de l’Espagne franquiste, ne cesse de mêler fiction et réflexion, sagesse et provocation, introjection et projection, dans une cinglante ou souriante ironie. Le tout sous les feux de la rampe où l’immense Calderón ressasse que « la vie est un songe et les songes songe sont ». Ainsi trouvera-t-on dans ses écrits un personnage impertinent nommé Rosa Montero, sauf que ce n’est pas elle, tout comme elle rappelle que Je est un autre. Ici Mallarmé lui tient la dragée haute : certes, elle a lu tous les livres, c’est sa passion magique, mais pour autant est-ce que la chair est triste ?

En espagnol « chair » se dit « carne » et l’on sent bien tout ce qui sépare le plaisir chuchoté du français de l’âpre morsure ibérique : l’un aime avec ses lèvres, l’autre avec ses dents. Néanmoins, la chair consommée ici est celle d’un gigolo importé de Russie et qui est toute tendresse et fragilité. Et aussi inconséquence. Est-ce bien raisonnable ? Est-ce supportable ? Ce qui ne l’est pas, assurément, c’est l’âge qui frappe rudement à la porte et fait cacaber la caille. Dans la scène initiale, la narratrice nous offre un troublant strip-tease et contemple (avec nous) sa nudité dans la psyché : « Des seins ronds, denses, un peu tombants, c’était logique, mais encore joli. Un corps travaillé au club de gym. Entièrement naturel. Soixante ans ». Verdict de l’âge, indulgent.

Mais si son premier regard la réconforte encore, aux soudains rayons d’une lampe ardente, « le spot du dressing », voilà qu’elle se glace − « son corps tout entier, auparavant acceptablement lisse avec l’éclairage indirect, parut s’écrouler » −, d’autant plus vivement que son amant vient de la plaquer. Que faire ? disait finement Lénine en évoquant « les questions brûlantes » et « la lutte intérieure ». Justement la lumière vient de l’Est, et un chéri de substitution, dûment tarifé, débarque au logis de la folle. Il est jeune, grand, mince et musclé, très beau : c’est le Premier Homme, et d’ailleurs Adam est son nom. L’auteure aurait pu choisir de méditer sur la décrépitude charnelle pour se lamenter sur l’immense tristesse d’une solitude annoncée – et d’ailleurs Soledad est son nom et sa sœur, son double, est Dolores : Solitude et Douleurs se donnant la main. Mais non, sacré rebond de sa chair flétrie : elle choisit, toutes proportions gardées, le plaisir et la jouissance.

Rosa Montero, La Chair, Métailié

Rosa Montero © Jean-Luc Bertini

Si le moteur psychologique, au départ, est la jalousie qu’elle entend susciter chez l’ingrat amant, dont la rencontre prétendument fortuite aura lieu au Teatro Real – ce pourrait être un opéra insensé à la Verdi, mais c’est l’éternel rival, le dégoulinant Wagner und Isolde qui est ici programmé −, là, dans la rencontre affrontée des deux couples, l’ex-amant et sa légitime, la laissée-pour-compte et son Rosenkavalier, alors qu’elle aurait quelque plaisir à épancher sa rancœur, sa frustration et sa peine, le récit s’oriente vers un plaisant banquet de la chair : une jubilation. Et si, parfois, le drame pointe l’oreille en s’invitant furtivement à sa table, la romancière, sûre de ses droits – « fais ce que vouldras » −, le tient toujours à distance : allons, vous reprendrez bien un peu de cette côte d’Adam !

Bonheur des amours furtives et tarifées : le jeune émigré de l’Oural ira jusqu’à l’aimer gratos. Mais finalement, place au happy end, le gigolo convolera avec une jeunesse plus convenue, et la présumée vioque assurera l’intendance en choyant ses souvenirs. Et, dans un ultime clin d’œil, sous un ciel qui est « un brasier flamboyant », vu que nous sommes à Madrid, la narratrice choisit de raccourcir son prénom de Solitude en optant pour Sol, qui en espagnol est Soleil. Certes, un pesant soleil s’enlisant dans son ombre, « mais lumineux et beau malgré tout ». Rosa Montero, qui feint le désenchantement, le désabusement de l’âge, est une optimiste qui sait mettre au pas la folle du logis. Qu’elle consente à oublier « la gloutonnerie de la mort », et la vie, enfin, sera « un paquet-cadeau ».

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