Dans Le sentiment des rues, Joël Cornuault revisite de belle manière le Paris de son enfance : des « promenades rétrospectives » qui ont le goût du passé et la saveur du présent.
Joël Cornuault, Le sentiment des rues. Le temps qu’il fait, 112 p., 15 €
C’est une manière bien à soi de se balader à travers l’espace et le temps, avec deux ailes s’il vous plaît, lesquelles vous permettent de traverser la ville comme un rêve. Joël Cornuault appelle cela ses « promenades rétrospectives ». Et de leur trouver mille vertus curatives : « Il est surprenant qu’aucun nouveau thérapeute, dans un moment qui voit leurs plaques professionnelles pousser comme des champignons après l’ondée, n’ait encore tenté de tirer parti de ce qu’il pourrait présenter au monde comme une nouvelle science de la remémoration : la science des promenades rétrospectives. Les patients reviendraient sur certains lieux déterminants et, écoutant leur sensibilité spatiale autant que temporelle, laisseraient monter les réminiscences plutôt que de rester immobiles sur un canapé. »
En une dizaine de chapitres aussi brefs qu’intenses, Joël Cornuault revient dans le Paris des années d’après-guerre, comme d’autres sur le lieu d’un crime : sans faire trop de bruit. À ceci près que crime il n’y eut jamais. Juste l’enfance et ses distractions, ses presque images d’Épinal (jeux de jeudis, jeux de mains, jeux de citadins…), ses automobiles aux noms magiques (Aronde, Étoile, Chambord, et j’en passe) et tous ces arpents de trottoirs qui fonctionnent comme autant de morceaux de mémoire.
Pour revenir sur ses pas d’enfant, ralentir. C’est de fait à la façon d’un marcheur lent, d’un flâneur, que l’auteur progresse dans sa ville d’élection, levant la tête à chaque coin de rue, se perdant-retrouvant dans l’évocation d’un quai, d’une façade, d’un coin de cour ou encore d’une fumée qui s’échappe toute grise d’un train en partance. Des écrivains l’accompagnent dans son tour de ville (Breton, Fargue, Hardellet), le Douanier Rousseau vient à sa rescousse quand il s’agit d’augmenter le décor, le photographe René-Jacques lui donne l’occasion d’une rêverie du côté de l’hôtel de Saint-Ange. « Pérégriner-penser-imaginer, c’est tout un », résume Cornuault en une séduisante formule.
Et puis voici le quartier de la Chapelle, bien ou mal nommé on ne sait. D’ailleurs, ce n’est pas le côté signifiant qui intéresse le poète, plutôt l’image que l’on s’en fait, à l’époque comme on dit, et aujourd’hui encore, pour ne pas perdre le fil de la méthode. La Chapelle, c’est du notable, pas du remarquable. Autrement dit : du Calet plutôt que de la carte postale. Un quartier qui n’appartient qu’à ses habitants, des rues qui ne sont empruntées que par ceux qui les habitent. Essentiellement et existentiellement, l’habitant de La Chapelle est un autochtone ! Mais n’allez pas croire que le quartier n’a pas d’âme, il en aurait même plusieurs. Ses rues ouvrent sur des univers qui se croisent, se décroisent, s’entrecroisent sans cesse : « ‟La Chapelle”, on l’a déjà compris, propose simplement un cadre trop large pour rendre justice à toutes les variations locales. »
Le piétonisme de Cornuault est un humanisme. Le territoire qu’il arpente appartient aux gens, on peut les nommer comme on veut : « gens de peu », « petites gens »… ils sont d’abord et avant tout le peuple qui le peuple : carrossiers, paveurs, mécaniciens, charbonniers, couturières à domicile… C’est peut-être parce que la Chapelle n’est le quartier de personne en particulier qu’elle est le quartier de tout le monde : « Nous n’étions ni un quartier de banques, ni un quartier d’antiquaires, ni de meubles ni de journaux, ni de confection ni de faïence et de porcelaine, ni de perles et diamants ni d’articles de Paris, ni de port ni de canal. »
Pas une ombre de mélancolie, pas un brin de commencement de nostalgie dans cette évocation de ce pays à part et dans Paris. Si l’auteur remarque ce qui a disparu, il note dans le même temps ce qui est demeuré, et bien souvent les deux se confondent, qui forment une image vivante-composite. Mieux, on a l’impression que la ville, sous la plume de Cornuault, est littéralement vivace, qu’elle repousse comme fleurs de printemps dans un jardin sans fin : « La palette du quartier a été joliment intensifiée par les boutiques pakistanaises et indiennes, mixées avec la vibrante procession annuelle de Ganesh, hurlante de verts crus, de jaunes piquants, de roses bonbon, qui se met en branle rue Pajol, près de la place sans nom de notre école qui faisait face au bistrot ‟La Corse”. »
D’où cette impression qu’à force de faire retour dans son quartier l’auteur ne l’aurait peut-être jamais tout à fait quitté. Comme un souvenir qui l’habite et qu’il habite encore, la Chapelle en rappelle un autre, celui d’une mère trop tôt disparue et qui se trouverait discrètement engrammée dans le texte : « Par-dessus tout – comment donner à sentir sans mièvrerie ni complaisance de telles choses ? –, j’aimerais retrouver ma mère dans sa jeunesse. Quand elle marchait à mes côtés sur les larges trottoirs, avec les fontaines cylindriques et rosées qui se dressaient à l’arrière-fond. Ou bien près du fronton de pelote basque que nous devinions sous l’école maternelle et où elle me conduisait, tout près de la rue Daumier. » Le sentiment des rues est donc aussi celui d’une promenade entre le présent et le passé, éternellement, maternellement faudrait-il dire, recommencée.