Alors que je m’apprêtais à rédiger ce compte-rendu, un courriel m’annonça le report d’un rendez-vous professionnel : à la suite d’une mauvaise chute de sa fille dans les escaliers, ce collègue devait « gérer sa fille. » La LAMEN, la langue du management, avait encore frappé !
La Langue du Management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires. Sous la direction de Corinne Grenouillet et Catherine Vuillermot-Febvet, Presses universitaires de Strasbourg, 294 p., 24 euros.
Oui, la LAMEN, cette Langue du Management et de l’Économie à l’ère Néo-Libérale qui nous ronge le vocabulaire, nous parasite le langage et à laquelle les Presses Universitaires de Strasbourg consacrent un ouvrage fort sérieux et tout à fait réjouissant. Fruit d’un colloque qui s’est tenu en juin 2013 à Strasbourg, cette collection d’articles croise les disciplines de chercheurs en diverses sciences sociales pour poser la question de la fiction. Par fiction, ces chercheurs entendent aussi bien le roman français contemporain consacré à l’entreprise qu’une multitude d’écrits émanant du monde de l’entreprise lui-même, depuis les années 1980. Ainsi navigue-t-on des autobiographies de grands patrons jusqu’au contrat de travail signé par le salarié américain qui « consent » à des clauses dangereuses pour son propre intérêt, en passant par les articles du journal Le Monde couvrant la privatisation de France Télécom (1997).
La voix incantatoire et charmeuse de TINA (There Is No Alternative) accompagne et scande toutes ces « fictions » Cette désormais célèbre déclaration, qui nous vient de Herbert Spencer, a été souvent brandie par Margaret Thatcher dans les années 1980. Le plus souvent réduite à son acronyme, elle est devenue un mantra dans le monde néo-libéral.
Quant aux œuvres à proprement parler romanesques passées en revue dans ce travail, elles constituent une « chronique du monde de l’entreprise » qui joue avec la langue néo-libérale de cette dernière pour mieux la détourner et la déjouer – de Michel Houellebecq à Michel Vinaver en passant par François Salvaing ou Lydie Salvayre. Regroupés dans la deuxième partie du livre, intitulée « Les discours fictionnels et littéraires de LAMEN », les articles déconstruisent finement la littérature qui dit l’économie (« De Balzac à Reinhardt : le roman à l’épreuve de l’argent et vice-versa » par Alexandre Péraud) et celle qui dit l’entreprise (« Désarmer le discours de l’entreprise. Quelques stratégies narratives », par Jean-Paul Engélibert, qui lit pour nous les romans de Thierry Beinstingel, Françoise Caligaris et François Emmanuel).
Des filiations sont pointées à plusieurs reprises : avec Orwell bien sûr, Jean-Pierre Faye ou Klemperer, et la Lingua Quintae Republicae, ou LQR, repérée par Éric Hazan, qui parle, quant à lui, de « dévalorisation » de la langue. À ceci près que ces novlangues-là sont au service de la haine et du conflit à mort comme mode de vie, alors que les novlangues managériales contemporaines ont pour finalité le lissage du réel – surtout pas de conflit apparent ni d’apparence de conflit. Chacun peut le constater chaque jour, ces novlangues ont envahi la langue du travail – les secrétaires sont des « collaboratrices », les ouvriers des « salariés » – et parasitent la nôtre, une « langue de coton» désormais totalement brouillée. Selon Isabelle Krzywkowski, une seule solution, la « fonction poétique » aidant, « désautomatiser la langue » (« Poéticiser la langue de l’entreprise »). Aux armes citoyens, à vos crayons pour libérer la langue !
Ces articles sont séparés de la première partie par un « Album » titré Call me DominiK et sous-titré Un album de questions. Call me DominiK est en fait d’abord un film, réalisé par Jean-Charles Masséra, dont Sonya Florey parle dans la deuxième partie du livre –« It’s too late to say économie ». Ce roi du collage et de l’ironie a composé ici, et dans l’ombre de ce film, une manière de documentaire poétique en prose. Il s’agit, avec d’exceptionnels documents d’entreprise à l’appui, du témoignage de « téléopérateurs et téléopératrices employé(e)s dans le nord de la France et la région de Casablanca au Maroc. » On le comprend vite, « l’espace mental est entièrement occupé par le bon fonctionnement de la boîte ». D’autant que, et tout le monde l’a non moins vite compris, la défense de la qualité du travail constitue un frein à la production… Cet « Album » propose ainsi des images, bulles, affiches et dessins iconoclastes, souvent très drôles, à la façon de United Problems of Coût de la Main-d’-Œuvre.
Quant à la première partie du livre, la partie « dure », intitulée « Les discours utilitaires de LAMEN », elle constitue une ouverture passionnante. Chacun des contributeurs décortique « les mots de et sur l’entreprise », avant de passer à l’analyse de « l’extension du domaine du discours managérial néo-libéral. » Ainsi de l’injonction, partout relayée dans notre vie quotidienne, de « se faire du bien » en développant quête du soi profond avec apprentissage de la nature du soi en question, pour évidemment… « devenir soi-même. » Cette injonction individualisante imprègne le vocabulaire néo-libéral, comme le montre Ève Lamendour dans « Devenez vous-même ».
L’anthropologue Michel Feynie dresse l’inventaire des dispositifs dits de communication d’une entreprise publique de cinq cents salariés devenue ensuite société anonyme (1992-2012). Ces dispositifs post-tayloriens utilisent diverses stratégies : dire compliqué quand on pourrait dire simple, initialiser à la place de commencer, gouvernance au lieu de direction ; recourir à la métaphore emphatique (militaire, sportive, scolaire) pour souligner la nécessité de la compétition soumise ; utiliser des mots inventés, réactique, accueillance, ou à la mode : pertinence, efficience, compétence, excellence, mais aussi confiance, performance, gouvernance, soit un « langage charabia », haché de sigles incompréhensibles et d’anglicismes. Il n’est plus question d’emballage mais de packaging, plus de compte rendu mais de reporting, de feed-back, sans oublier l’engineering… Et un discours à l’infinitif, qui a l’avantage de supprimer la question du sujet –prendre le taureau par les cornes, organiser son rendez-vous, devenir un interlocuteur incontournable. Le tout au fil de grandes messes fort coûteuses où mises en scène et mises en place se déroulent selon des rituels soporifiques épuisants et coûteux – chemise cartonnée au sceau de la journée avec programme, plans, résumés, feuille de route et questionnaire d’évaluation. Ces agencements sont remis à des « boîtes de com » (la communication remplaçant désormais la propagande) dont la mission est de produire une image idéale, idéalisée et univoque de l’entreprise. Gare aux bavards et aux étourdis…
Autre corpus examiné, les autobiographies des grands patrons (pas de grande patronne…), devenus des managers, comme le Conseil national du patronat français est devenu le Mouvement des entreprises de France. Répétitif et lassant, ce type de récit n’en contient pas moins des pépites. Ainsi de Didier Pineau-Valenciennes écrivant : « L’argent n’a jamais constitué, à mes yeux, un objectif ni même un indicateur… Me voir dans le classement des gens riches… est plus gênant qu’autre chose. D’autant que je m’y retrouve en général à côté de purs spéculateurs, d’héritiers ou de personnages qui ne sont mus que par la réussite matérielle » (cité par Catherine Vuillermot-Febvet, « Le discours du management de quelques dirigeants français »).
Ces hommes ont connu des premiers pas difficiles, subi des épreuves, commis des erreurs, mais ils ont travaillé. Le travail paye, si on veut on peut, et l’on devient d’autant plus légitime qu’on s’est mis au service de l’intérêt général. Une belle « mise en acceptabilité du discours néo-libéral », comme permet de le saisir l’étude lumineuse de Fédéric Moulène sur Karl Polanyi. Roland Pfefferkorn, dans son article sur les « discours sociologiques de substitution », montre non moins clairement la profonde dépolitisation recherchée par ces théorisations. Dans les années 1980-2000, alors que les inégalités sociales vont croissant, ces discours savants font « l’apologie du consensus, de la cohésion sociale et nient l’existence des classes ».
Le discours managérial a notamment envahi deux domaines, la formation des cadres de santé et la mise sur le marché du patrimoine mondial. Lionel Prigent étudie comment cette « mise en patrimoine » devient une convention performative, surtout quand elle implique l’UNESCO. La communication doit vendre l’histoire (du lieu) et ses valeurs. Elle doit donc adopter une démarche scientifique qui confirme le caractère unique et exceptionnel du site historique en question, ce qui assure une valeur ajoutée régulière à la société qui a demandé, via ses experts, cette « mise en patrimoine ». Il s’agit en somme de faire d’un bien singulier un bien public protégé, que le tourisme valide à son tour, organisation circulaire qui engendre une inflation patrimoniale. Celle-ci risque alors de produire de l’incertitude économique en renforçant la concurrence entre territoires et d’aboutir à la création, puis à la consolidation de positions marchandes de domination. La conservation du passé et l’adaptation au présent deviennent source de marchandisation de la nature et de la culture.
La contribution d’Emmanuel Triby (« Processus d’économisation et discours économique dans les écrits des cadres de santé ») est consacré à la formation des soignants, devenue « inséparable de la crise du système de santé et de l’industrialisation de l’organisation de l’hôpital ». Ce texte à la fois grinçant et cinglant touche en chaque lecteur un nerf sensible, celui du passage à l’hôpital tel qu’il a été vécu par lui ou des proches. Rien à voir avec une belle journée d’été au Mont Saint-Michel, plus ou moins gâchée par les touristes défilant « à flux tendus ». À l’hôpital, on le sait désormais, il s’agit de recherche de la performance, de promotion de la certification-qualité et de contraintes budgétaires. D’où un double discours économique de justification et de mobilisation, dans le but de discipliner comportements et subjectivités. La souffrance du personnel hospitalier est la conséquence de ce format qui « ne permet plus de soigner », comme ce même personnel n’a cessé de le dire depuis des années lors de ses nombreuses manifestations et autres formes de protestation.
Ce livre ouvre donc une mine de réflexions roboratives, même si elles pointent à quel point notre intimité comme notre vie de citoyen et de citoyenne sont infestées et mitées par ces papillons décomposeurs, les mots du néo-libéralisme. On sera gré aux auteurs de ce livre de leur appel à la vigilance, d’autant plus réjouissant finalement qu’il ouvre sur la littérature et la poésie. Manque seulement un index et une bibliographie.