Le personnage principal du Chronométreur de Pär Thörn filtre le monde à travers la mesure du temps. Dans La disparition de la chasse, premier roman de Christophe Levaux, Thierry lutte pour sauver ses rêves de créativité et d’originalité tout en acceptant un CDD dans la firme de Jean-Pierre. Ces deux romans brefs et percutants aux tons très différents se rejoignent par leur recours à l’ironie, et pour constater la vacuité du travail effectué par leur héros. Comme si l’entreprise aujourd’hui était un trou noir dévorant le sens, aussi bien celui du travail que celui du langage, rendu exsangue par un usage frauduleux. Mais le lecteur s’amuse beaucoup à suivre les aventures de ces pauvres employés.
Pär Thörn, Le chronométreur. Trad. du suédois par Julien Lapeyre de Cabanes. Quidam, 124 p., 13,50 €
Christophe Levaux, La disparition de la chasse. Quidam, 158 p., 16 €
Les mesures fournissent au personnage de Pär Thörn des certitudes auxquelles adosser son existence, et le monde tout entier : « Le jour de mes seize ans, j’ai une espérance de vie de soixante-treize ans, cent cinquante jours et neuf heures. Je reçois une montre en cadeau d’anniversaire. Une montre-bracelet suisse à remonter moi-même. Elle a un cadran brillant. La Suisse a une frontière avec l’Allemagne de l’Ouest, la France, le Liechtenstein, l’Italie et l’Autriche. Dans vingt-quatre ans et quatre-vingt-dix-sept jours, la Suisse aura une frontière avec l’Allemagne, la France, le Liechtenstein, l’Italie et l’Autriche. » Grâce à divers recoupements, ces indications permettent de calculer que l’action du roman s’étend de la naissance du narrateur, le 28 juin 1950, à peu après sa mort, en 2025. Du moins, si l’on suppose que la date du changement de frontière est bien le 3 octobre 1990, jour officiel de la réunification de l’Allemagne, et non le 9 novembre 1989, jour de la chute du mur de Berlin. Les chiffres ne suppriment pas toute incertitude, et pourtant le personnage ne croit qu’en eux. Il choisit un emploi pour lequel il est hyper-adapté : contremaître chargé d’évaluer la productivité. Des enchaînements de phrases simples découpent son existence en tranches d’objectivité apparente, dont la normalité, l’extrême platitude, et la mise à distance des émotions finissent par faire jaillir de la singularité : un humour impassible et un univers déroutant, qui font passer sur le front du lecteur le vertige de l’absurde et tous ses possibles. Ainsi, le chef du héros, cuirassé de la logique imparable de l’évidence, affirme : « Il y a une chose que j’ai oublié de te dire avant, donc je la dis maintenant ». Et d’énoncer aussitôt la chose. Or, il l’a déjà dite six pages plus haut.
Hormis les quelques répétitions qui font vaciller la raison, le narrateur « pèse les mots dans une balance en or », la fiction est minimaliste. Cependant, elle raconte aussi implicitement l’évolution du rapport au travail. Les « vieux » regrettent le bon vieux temps, quand on pouvait arriver « bourré » au boulot, gueuler et dégueuler et faire rire les contremaîtres. Les ouvriers opposent une sourde résistance aux tentatives du chronométreur pour améliorer leur productivité. La rage, l’ironie, l’invention verbale à travers la recherche d’insultes originales, combattent la normalisation.
Le héros lui-même se sent menacé par l’apparition de chronomètres digitaux. Mais il redevient bien vite un bon soldat, prêt à suivre le rythme de son temps et à surveiller des machines plutôt que des hommes. Ses efforts ne sont pourtant guère couronnés de succès. Les nouveaux engins qu’il commande tombent en panne. L’enquête qu’il entreprend sur le vol de sa chaise de bureau n’aboutit pas. Son ennui est tel qu’il se trouve obligé de poétiser ses chiffres en leur assignant une fonction.
La vacuité et l’échec qui semblent caractériser le travail contaminent sa vie entière. Il passe en Pologne des vacances organisées par la société tayloriste, à tenter vainement de définir ce qu’est une « micropause », et même le récit que l’on lit semble vain : « Je réalise que toutes les notes que j’ai prises, aussi bien durant mon temps de travail que durant mon temps libre, sont une lutte contre l’oubli et la course du temps. Je réalise que cette lutte est parfaitement absurde d’un point de vue historique, géologique ou théologique ».
Par son récit lapidaire à l’ironie pince-sans-rire, Pär Thörn réussit à mettre en route la mécanique subtilement heurtée, décalée, du burlesque. Mais derrière celui-ci se cache une angoisse existentielle si forte qu’elle a poussé le héros à tenter de vider sa vie de toute sensibilité. Or, ce faisant, il s’est conformé à une certaine conception du travail que le roman nous montre se développer. L’employé idéal, c’est celui qui mesure chacun de ses gestes, sans émotion, sans fantaisie ni saute d’humeur.
Le chronométreur essaie de cerner ce qui est si difficile à définir : « Le soir du dix-huit avril, je lis qu’Einstein a dit : « Le temps, c’est ce qui se mesure avec une montre. » Ça me fait rire parce que c’est si bêtement mais si exactement formulé. En quoi consiste l’humour je ne peux l’expliquer », sans se rendre compte qu’il parle de son propre récit. Mais s’il nous fait sourire, ce roman le fait avec une telle économie de mots que cela doit nous inquiéter sur ce qu’on peut encore dire de l’entreprise aujourd’hui sans tomber dans un récit inaudible à force d’avoir été répété, normalisé, encadré, phagocyté.
Dans La disparition de la chasse, Thierry fait à coups d’emails et de rapports un travail qui n’est pas moins absurde que celui du chronométreur. Il a même atteint un stade supplémentaire dans la déréalisation. Si les usines du précédent roman semblaient produire quelque chose, Thierry a dû se résigner à « diffuser des contenus vides ». Jean-Pierre, l’économiste devenu chef d’entreprise, en théorisant « la mort de l’industrie et la longue vie de l’ingénierie », a signé l’épitaphe de la production. Grâce à des subventions et des liaisons coupables entre État, recherche, Université et air du temps, sa société n’est plus destinée qu’à fabriquer des discours servant essentiellement à justifier sa propre existence. L’intrigue se déroule quelque part entre la Wallonie et le Nord de la France. Dans cette région sinistrée, non seulement les ouvriers sont au chômage, mais en plus Jean-Pierre leur crache dessus en les déclarant irrémédiablement obsolètes et ringards. Son discours est martelé, repris par tous ceux qui y ont intérêt, jusqu’à apparaître comme la voix de la raison. La Vérité incontestable.
La parole étant confisquée par ceux-là mêmes qui l’ont piégé dans un emploi aliénant, le langage volontairement dévitalisé afin d’éviter toute contestation du discours dominant, Thierry ne peut tenter de reprendre corps que par une langue marginale, grossière, violente, sarcastique. Le recours à la deuxième personne apporte aussi la force de l’apostrophe et de l’inhabituel. Comme dans cette scène où Thierry assiste à un séminaire d’entreprise : « les sollicitations répétées de l’ennui ont fini par te décrocher du fil. Tu as fini par l’inviter à la conférence et maintenant ton ennui essaye tant bien que mal de te distraire, un peu coupable d’avoir été si insistant. Il se met à courir à poil, le con, à travers la salle, il brise des chaises imaginaires sur les crânes dégarnis des pontes en costard ». Cela donne une écriture combinant crudité et subtil entrelacs de points de vue désabusés et de chronologie éclatée. On applaudit en riant jaune à la virtuosité de la narration, à ce jeu de massacre auquel n’échappe aucun personnage, sans qu’ils deviennent pour autant des pantins dépourvus d’individualité. Le décor de cette région en décadence ravalée au petit pied joue aussi un rôle important, comme cette table de piquenique « rongée par les vers et la mousse » qui permet d’évoquer trois générations également fracassées.
Sur un mode jubilatoire et féroce, Christophe Levaux dissèque les métamorphoses du monde du travail tout en nous faisant assister aux sursauts désespérés de ses personnages. Tel un poisson hors de l’eau, l’œil rond, incrédule de se sentir étouffer de quelque côté qu’il se tourne, Thierry se débat dans un monde où tout est faux, décevant, y compris ses envies. Dans cette atmosphère postmoderne, toute aspiration est instantanément démonétisée dès qu’elle s’exprime dans une langue vidée de sens par la répétition ad nauseam. À mesure que le livre avance, le ton se fait de plus en plus dur et rien n’échappe à la dévalorisation générale. La création littéraire pas plus que le reste : « Seigneur. La fac de lettres. On aurait dû s’en douter : on est au beau milieu de l’autobiographie hésitante d’un écrivain en herbe qui s’épanche sur ses amours impossibles, sa souffrance d’écrire, son insupportable sensibilité à fleur de peau et son besoin dévorant qu’on l’aime de tout son cœur. Merde. Pute ». La chasse aussi a perdu sa raison d’être – se procurer de la nourriture – pour devenir un divertissement inepte où bourgeois en mal d’émotions et prolos déboussolés se côtoient sans se mélanger. « Ça fait longtemps que la chasse a disparu. »
Les deux romans pourraient se lire dans la continuité l’un de l’autre, les ouvriers du premier devenant les chômeurs préretraités du second, le bourrage de mou postindustriel prenant la suite de la déshumanisation productiviste. Cependant, si le lecteur ne désespère pas devant ces histoires d’existences vides, c’est que la vie continue à éclater dans la langue. On se sent revigoré par ses usages périphériques, par l’ironie, qu’elle naisse de la mécanique de précision de Pär Thörn ou des coups de boutoir de Christophe Levaux. L’un et l’autre libèrent le pouvoir contestataire du rire.