En sarde, l’argia renvoie à deux sortes d’animaux, des araignées et des espèces de grosses fourmis nommées mutilles. Leur piqûre provoque dans les sociétés villageoises sardes une possession qui peut durer plusieurs jours, durant lesquels les individus possédés dansent, changent parfois de sexe et d’identité, pleurent, rient, se souviennent de vies que d’autres ont vécues, font et défont des mariages. Clara Gallini (1931-2017), anthropologue et élève d’Ernesto De Martino, a étudié ces danses de l’argia dans les années 1960 et en a livré le résultat dans un ouvrage de 1967, publié par Verdier en 1988 et réédité aujourd’hui en poche.
La petite fourmi produit d’abord bien des désordres. Clara Gallini laisse entrevoir, dans les interstices de l’enquête, le poids des vies ordonnées selon des hiérarchies puissantes qui astreignent la sexualité, la créativité, les rires, les conversations, à un formalisme rarement dénoué. Communautés villageoises pauvres, dans lesquelles les oppressions sont nombreuses, les villages sardes des années 1960 laissent entrevoir leur dureté, écho de cette Sardaigne âpre et sublime qu’ont dessinée Grazia Deledda, Gavino Ledda ou encore les frères Taviani. Dans ce cliché d’ordre, intervient une petite fourmi de toutes les couleurs – l’argia, la bariolée.
Chaque argia a une histoire, qui s’impose aux possédés et possédées, les secondes étant plus rares que les premiers. Chaque argia possède un état civil, un sexe, une musique préférée, qui obligeront la communauté villageoise à une véritable enquête festive et thérapeutique. Le possédé, après avoir été piqué, revêt l’identité de son argia, selon une typologie extrêmement complexe (argia veuve, mâle, nubile, etc.) qui structure un répertoire collectif de gestes, de poèmes et de musiques. Autour du possédé se met en place un rituel collectif où d’anciens piqués, des voisins et des musiciens se rassemblent pour guérir le possédé. Le rituel, variable en fonction des villages mais avec des motifs communs qu’inventorie l’autrice, consiste en une identification du type d’argia auquel on a affaire. Cette identification atteint par moments un degré de précision suffisant pour relier telle transe à une riche noble décédée des décennies plus tôt, dans un étrange brouillage entre transe, possession, métempsycose et rites carnavalesques.
Une fois l’identification effectuée, le rite consiste essentiellement en des dialogues musicaux, au cours desquels les musiciens (souvent des accordéonistes) cherchent la musique qui permettra le mieux la guérison du possédé. Le rite est structuré comme un dialogue entre le possédé et la communauté villageoise, par le biais de la musique et de la poésie : les chants sont, en effet, des improvisations poétiques d’une sophistication impressionnante et dont on peut entendre des extraits enregistrés par l’autrice et Diego Carpitella. Enfin, la pantomime et la gestuelle fournissent le dernier ressort de ces rites, peut-être le plus évidemment surprenant en ce qu’il privilégie régulièrement des changements de sexe et des démonstrations érotiques explicites chez les possédés. Dans le cadre rituel, les hommes piqués sont ainsi travestis en femme, parfois dotés d’un nourrisson symbolique, et il est temporairement admis qu’ils miment une attitude homo-érotique envers d’autres hommes présents.
Ce travestissement et cette homosexualité éphémère, objet d’une gêne postérieure chez les anciens possédés (« c’est pour rire »), sont remarquablement tolérés dans le cadre de la transe et soulignent, selon Clara Gallini, le ressort carnavalesque et politique de la possession – de nombreux chants sont des satires de l’Église ou d’autres pouvoirs plus temporels. À mi-chemin entre l’influence de De Martino et celle de Lévi-Strauss, Clara Gallini est, comme le rappelle la limpide postface de Giordana Charuty, surtout attentive aux initiatives individuelles dans ce jeu de possession qu’elle décrit comme un théâtre du désordre. L’argia permet l’expression par la plainte, la séduction et le combat d’altérités que conjure sans cesse, en temps normal, l’ordre social.
« Les argia sont mortes », disent les Sardes, et le rite était déjà en voie de disparition au moment de l’enquête de Clara Gallini. Cette réédition permet d’approcher à nouveau le pouvoir de la fourmi, qui n’a pas son pareil à bien des égards pour provoquer cette possession et ce désordre social. Pour conclure à propos de ce livre ensorcelant, on peut aussi en évoquer d’autres qui, depuis 1967 ou 1988, permettent d’appréhender la singularité de la fourmi sarde parmi les autres rites de possession et de transe méditerranéens comparables : le tarentisme, tout d’abord, dont Alèssi Dell’Umbria a proposé une analyse superbe, mais aussi le stambeli tunisien, étudié par Richard Jankowksy dans un très beau livre, ou encore l’analyse ethnomusicologique comparative que fit Bernard Lortat-Jacob entre les musiques de fête de Sardaigne, du Maroc et de Bulgarie. L’argia prend place dans de nombreux univers, y compris savants, qu’elle travestit à leur tour pour interpeller l’autre en eux, plus libre et plus sensible, qui ne demande qu’à naître.