Ceux que Maurizio Serra appelle « poètes guerriers » 1 ou encore « esthètes armés », ce sont les écrivains européens qui ont fait leurs apprentissages au moment de la Grande Guerre (quelques-uns d’entre eux y ayant pris part) et sont en pleine activité dans la décennie trente, qu’ils soient aujourd’hui illustres, lus ou oubliés. Maurizio Serra analyse ensemble les événements, les influences, les destins et les œuvres dans un tout compact.
Maurizio Serra, Une génération perdue. Les poètes guerriers dans l’Europe des années trente. Trad. de l’italien par Carole Cavallera, Seuil, 368 p., 25 €
Ces écrivains sont des néo-romantiques rêvant d’action, de gloire à la fois guerrière et littéraire, et privés d’un support historique pour se mettre à la hauteur des pères et des héros. Dans une manière d’épigraphe, Serra fait le parallèle avec La confession d’un enfant du siècle de Musset, dont l’initiation exactement un siècle auparavant fut marquée par les guerres de Napoléon. Vitalité et révolte adolescente se greffent sur un fonds commun : « héroïsme manqué, neurasthénie sexuelle et révolte dilettante ». Ils sont nés pour faire ce qui leur plaît, vivent « une adolescence permanente » entretenue par le culte de la jeunesse. Car l’Europe est atteinte de « psychose juvénile » (Ernst R. Curtius), et, depuis les décennies qui précèdent, se développent les mouvements de jeunesse, avec leurs théoriciens, leur érotisme sublimé, leurs idéaux progressivement récupérés par les fascismes.
Sous son épithète de poètes « guerriers », Maurizio Serra dresse « un seul portrait avec de multiples variantes ». Il y a comme une même lymphe intellectuelle qui irrigue (qu’ils adhèrent ou résistent) tous ces jeunes gens pris dans le double mouvement paradoxal de leur âge, le désir de se singulariser d’une part, le besoin de se relier d’autre part : à une croyance, une idéologie, une famille rêvée, un clan. Leur âge, leur tempérament, la conjoncture les entraînent à l’engagement politique. « Fascisme et antifascisme des jeunes rebelles s’affronteront moins sur le plan de la cohérence des vues politiques que sur celui de la poésie, des affinités et des sentiments ».
Beaucoup de ces poètes guerriers ont des noms familiers au lecteur français, Drieu la Rochelle, Malraux, Bernanos, Montherlant, Brasillach, Saint-Exupéry, W. H. Auden, Klaus Mann, Malaparte à qui Serra a consacré une biographie 2. D’autres sont moins connus : Arnolt Bronnen, le poète Weinheber, le baudelairien Eugen Winkler… Quelques femmes, très peu, comme Nancy Cunard, ont un rôle qui dépasse celui d’une égérie. Si l’étude s’appesantit longuement sur certains, emblématiques du propos ou simplement tenant à cœur à l’auteur (comme Klaus Mann), tout ce que l’Europe compte d’écrivains et d’intellectuels entre à un titre ou un autre dans l’étude de Maurizio Serra. Bien entendu, malgré sa retenue d’historien, ses portraits trahissent des attirances et des réserves, laissant parfois passer une ironie ou de rares demi-sourires que leur rareté met en évidence.
Dandys souvent hantés par le suicide et obsédés par l’image du jeune héros mort au combat (avec un « homoérotisme » sublimé ou non), ils ont en commun des thèmes, des rêves et des admirations. Il se sont choisis des modèles, des maîtres, Stephan George ou D’Annunzio, T. E. Lawrence ou Barrès : ces maîtres eux-mêmes ont des vies réelles et des vies imaginaires diffractées dans leurs œuvres. Choc des imaginaires renvoyés les uns par les autres. De l’Angleterre à la Pologne, l’Europe rêve.
Le conflit espagnol va être l’épreuve grandeur nature des rêves de toute cette génération. « Il fut précédé, accompagné, scandé de déclarations lyriques et idéologiques qui, oubliant souvent la spécialité ibérique, exprimaient les contradictions et les déchirements de toute l’histoire européenne. » Tous les regards convergent vers l’Espagne. « Il est difficile de ne pas s’interroger sur la responsabilité de l’intelligentsia dans un embrasement qui marqua, au-delà de sa dimension nationale, une nouvelle étape du crépuscule de la civilisation européenne : crépuscule commencé en 1914 et qui dure toujours, sans qu’on entrevoie une manière d’en sortir. »
Si la composition est grosso modo chronologique, l’étude est un tout, car tout se tient, se répond d’un bout de l’Europe à l’autre. Ici la matière est immense comme le lieu de l’action. Dans cet énorme écheveau, Maurizio Serra tire un fil, analyse un destin, l’accompagne un temps, le laisse en suspens pour introduire un nouveau protagoniste, un autre encore, reprend les fils en attente, poursuit sa toile, entrecroise ses fils. Portraits croisés, interagissant entre eux, biographies prises dans leur emboîtement : c’est une constante des travaux de Serra, comme dans Les frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire 3, et c’est l’un des intérêts de sa biographie de Malaparte. Le résultat est dynamique, dense, ni plat ni linéaire. Jamais caricatural, et impossible à résumer. Ce n’est pas un livre qu’on consulte pour glaner des renseignements, quoiqu’il en fourmille. Il se lit lentement, composé qu’il est dans un espace à quatre dimensions, historique, philosophique, littéraire et humaine.
Sans doute, toute cette période a été explorée, et même ressassée, mais deux particularités rendent ce livre passionnant : premièrement, le point de vue véritablement européen, la multiplicité des échos allumés dans toute l’Europe entre les œuvres et les hommes. Deuxièmement, la culture de Maurizio Serra, qui, impressionnante, et au-delà même du multilinguisme, ne le cède qu’à sa perspicacité de lecteur. Maurizio Serra lit. Sans s’occuper de la chose jugée. Sans œillères. D’un regard qui sonde les cœurs et les reins. Il a l’oreille sensible à ce qui fausse un son, allant droit où se manifeste la vérité d’une œuvre, c’est-à-dire d’un être. En témoigne le choix de ses citations.
D’où des notations très personnelles, par exemple sur ce qui est aux sources du mouvement que Bernanos entame avec Les grands cimetières sous la lune. Ou encore le chapitre « Stephan George et le faux héritier », qui cherche une perspective plus juste, non sur la personne de George, qu’on sait trop « à part » pour s’être laissé annexer par la clique nazie, mais sur son œuvre, aujourd’hui difficile à aborder, contrairement à celle de son contemporain Rilke. Quant à Montherlant, « farceur lyrique » adoubé par D’Annunzio lui-même, la longue analyse de Serra est un modèle d’exégèse sans préjugés, à la recherche d’une vérité masquée par Montherlant – non sans raisons, car la pédophilie, sans être alors sous les feux de l’opinion, était naturellement sous le coup de la loi. Cette vérité, dans un jeu de caché/montré, par un très littéraire retournement de valeurs, constitue le laissez-passer de l’œuvre pour la postérité.
Le livre se clôt sur une autre longue analyse où, malgré sa retenue, Maurizio Serra s’implique plus ouvertement : il s’agit de Klaus Mann et du clan Mann. Dès l’abord du chapitre, il le donne à entendre : « Parfois, quand l’admiration pour les pères nous étouffe, l’amour pour les enfants nous sauve… » La retenue de Serra est de l’élégance et non un manque de sang. Klaus le touche au cœur par son « incapacité à faire du mal à une mouche – souffrant même pour toutes les mouches qui souffraient ». Par un jeu de miroir, ces mouches souffrantes renvoient à Maurizio Serra lui-même. Pour beaucoup de ces jeunes intellectuels qui courent follement à la tragédie, contribuant eux-mêmes à leur perte morale ou physique, lui aussi éprouve une pitié au sens originel. Le mot de « pitié » – la vox populi l’ayant décrétée méprisante, on le remplace aujourd’hui par « compassion » – , qui n’est qu’une fragile émotion de l’âme. Pourtant, la pitié, souffrance du cœur et de l’esprit pour celui qui souffre et se perd, est bien au-delà de tout jugement ; partant, c’est le sentiment le plus voisin de l’amour. Sous le titre Une génération perdue résonne un écho shakespearien : What a pity – quel dommage et quelle pitié.
-
« Poète », pris dans son sens étymologique de créateur. Même dans cette acception, la notion de « poète guerrier » est plus familière à l’oreille italienne.
-
Malaparte : Vies et légendes, Grasset, 2011
-
La Petite Vermillon, 2008.