Des rêveurs à la peau dure

Hideo Furukawa est connu pour ses lectures à haute voix qui s’apparentent à des performances (comme il a pu le faire au Salon du livre 2012 où il était invité aux côtés d’Antoine Volodine, entre autres). Son écriture n’a rien perdu de sa force dans ce nouvel opus qui interroge les ambivalences humaines.


Hideo Furukawa, Soundtrack. Trad. du japonais par Patrick Honnoré. Philippe Picquier, 624 p., 23,50 €


Hideo Furukawa écrit des fictions inclassables qui empruntent au fantastique, à la science-fiction, au réalisme magique. Sa précédente parution en traduction française, Alors Belka, tu n’aboies plus ? suivait une lignée de chiens, descendants de chiens militaires abandonnés sur une île des Aléoutiennes pendant la Seconde guerre mondiale. Ici, dans Soundtrack, tout commence avec des naufragés échoués sur une île du Pacifique : un garçon de six ans, Touta, et une fillette de quatre ans, Hitsujiko, orphelins sans lien de parenté. Ils parviennent à survivre sur cette île peuplée de chèvres puis se retrouvent en famille d’accueil.

Hideo Furukawa © Junko Kakimoto

À l’adolescence, par des chemins séparés, ils arrivent à Tokyo. Tokyo en ce début de XXIe siècle est en proie à un dérèglement climatique qui la plonge dans une chaleur tropicale sans hiver et à des tensions suscitées par la présence de migrants plus ou moins clandestins. Touta vit aux marges de la société, loin de la famille d’accueil qu’il a quittée, Hitsujiko au sein d’un lycée catholique pour jeunes filles. Le troisième personnage-clé est Leni, qui vit dans le quartier arabe de Tokyo (où il est né) et se lie d’amitié avec un corbeau.

À eux trois, ils contribuent à l’implosion de la métropole. Touta se lie avec un médecin colombien philanthrope et une femme mi-prêtresse, mi-prostituée ; son domaine est l’action et il ne craint pas de prendre des coups. Hitsujiko a connu sur l’île de sa petite enfance, à la faveur d’une secousse sismique, une expérience d’apesanteur qui la hante et compte pour beaucoup dans son attirance pour la danse ; déçue par sa famille d’accueil, elle conçoit le projet d’une danse qui contamine et libère à la fois et parvient à se faire des complices. Leni, qui oscille entre masculin et féminin, jure de venger son corbeau, dont le nid a été détruit et la compagne tuée par « Ceux du Talus », et dans ses tentatives pour distraire l’oiseau de sa perte, se découvre une passion pour le cinéma, nourrie par l’enseignement d’un ancien réalisateur de porno. Hitsujiko et Touta sont d’évidence liés malgré leurs chemins divergents et l’aversion de Touta pour la musique le rend d’autant plus réceptif au cinéma délibérément muet de Leni, à qui il offre ses services dans sa lutte souterraine.

Difficile de démêler toutes les influences perceptibles dans Soundtrack : Furukawa puise à la culture japonaise (les Korpokkuru des légendes aïnou, qui vivent sous la terre, le corbeau mythique Yatagarasu, la culture pop, de Hello Kitty aux films érotiques « pink-eiga ») et les influences littéraires qu’il revendique sont celles de Haruki Murakami et Borges mais, comme l’indique le traducteur Patrick Honnoré, il y a aussi Ryû Murakami, Garcia Marquez, Pynchon et des mythes occidentaux comme le Paradis terrestre ou Orphée et Eurydice. C’est aussi un roman sur l’adolescence et la sauvagerie, qui peut faire penser à Sa Majesté des Mouches de William Golding.

On sent aussi le livre influencé par le cinéma et la musique : l’écriture est portée par des changements de rythmes et de tons, motifs, répétitions, onomatopées, longues focalisations internes alternant avec des dialogues lapidaires. Dans la deuxième partie de l’œuvre, les chapitres repartent de zéro et après un « pont » d’une centaine de pages, tout s’emballe et s’accélère : 30 chapitres courts (de trois mots à trois pages) racontent le basculement de Tokyo, asphyxiée par la chaleur et les parasites, dépeuplée, promise à… quoi ? La fin est abrupte et ouverte, au lecteur d’imaginer ce qu’il advient de cette ville possible, de ce monde possible, spectre des hantises environnementales et humaines contemporaines (même si ce livre qui pourrait passer pour de l’anticipation a été écrit en 2003, soit avant Fukushima).

Le roman d’Hideo Furukawa donne à voir des personnages très divers, aux prises avec leur identité mais surtout avec leur environnement, qu’il soit sauvage ou urbain, et examine comment se construisent individus et sociétés, ce qui est de l’ordre de la symbiose et de l’ordre du phagocytage, entre les espèces mais aussi entre les groupes humains. Entre scènes violentes, parfois jusqu’au grotesque, situations absurdes et moments de grâce, il est tentant d’employer l’expression « hard-boiled wonderland » (qui est le titre du roman de Haruki Murakami) à propos du monde créé par Furukawa : pour y survivre il faut à la fois être coriace et savoir se laisser émerveiller et/ou surprendre, il faut être un rêveur à la peau dure. Les excès humains et les dégâts qu’ils provoquent ne semblent pouvoir être contrecarrés que par des créations humaines telles que la danse (Hitsujiko) ou le cinéma (Leni), métaphores de l’écriture elle-même.

Extrait :

À cet instant, Leni ne tremble pas. La peur ne se lève pas en lui. En cette seconde, Leni se dit, non, il ne fera pas ça, pas lui. Leni a de l’expérience. Depuis sept mois environ, il a affronté toutes sortes d’ennemis en territoire hostile. De cette expérience il tire une intuition. Et puis Kroy n’est pas affolé. Si ce type était mauvais, Kroy l’aurait immédiatement attaqué. Il l’aurait déchiré à coups de serres. Il lui aurait même coupé le sifflet d’un coup de bec, si ça se trouve. Ce type, Touta, avait sorti un flingue et pourtant, cela n’amenait aucune réaction de la part de Kroy. Au contraire, les trois doigts de devant et le doigt de derrière de chacune des pattes agrippées à son épaule se faisaient inexplicablement légers. Décidément, il n’y avait pas de souci à avoir. La rhétorique de la poignée de main appliquée aux serres de corbeau avait parlé.
À cet instant, Kroy n’avait rien à signaler. Aucune alarme à faire sonner.
Leni comprit. Kroy l’accepte… ce Touta.
‒ Et tu as déjà tué un homme avec ça ? demanda Leni, par simple curiosité, comme par politesse.
‒ Hein ?
Touta abaissa le canon de son arme.
‒ Oh avec ça, un seul. À bout portant, parce que sinon je tire mal.
‒ Avec ça ? s’écria Leni. Tu veux dire… Tu en as tué d’autres autrement ?
‒ Deux ou trois, disons. Bah, je ne les compte pas…
‒ Han ?
Leni manqua tomber à la renverse.

La personnalité de Touta échappait à Leni. Merde, cracha-t-il. Je lui parle comme si je parlais dans un miroir, mais quel genre de miroir est-ce donc ? Ça ne l’empêchait pas d’être convaincu qu’il n’y avait pas de mal en Touta, qu’il n’y avait pas d’inimitié en lui. Kroy lui en apportait la garantie. Néanmoins, Leni choisit de jouer atout.
‒ Depuis la dernière fois, j’ai fait une enquête sur toi, dit-il en avouant la raison de son silence de quinze jours. Tu fais le guide dans la Corne, pas vrai ? Tu accompagnes des Japonais qui font un petit tour de ce côté-ci de la frontière, hum. Je t’ai observé, je t’ai filmé. Avec ce pistolet photographique… (…)

Kroy, lui, comprenait Touta. En tant que corbeau passé à l’intérieur du film, en tant qu’être vivant à l’intérieur de l’écran, Kroy avait saisi. Il comprenait, il était en avance sur Leni, loin devant. Cet humain est un humain sans musique.
Il pressentait que la nature singulière de Toute était très différente de celle des autres humains.
Touta était fait pour le cinéma sans piste sonore, comme une pièce de puzzle qui aurait trouvé sa place, il était fait pour tuer définitivement toute la musique du film que lui, Kroy, vivait.
Kroy comprenait. La vie était comme un puzzle, les pièces commençaient à s’emboîter les unes dans les autres, il en avait conscience, le destin, ça existe.
Touta et le cinéma avaient besoin l’un de l’autre.
Compris, grogna Kroy en silence. C’est un nouveau personnage, à l’intérieur du film.
Et bien sûr, Touta comprenait Leni. Il devait le protéger. Il devait protéger Leni de tous les dangers.

Une lecture à haute voix par Hideo Furukawa

L’écrivain japonais évoque ici les amours malheureuses de l’une des filles et de sa professeur d’arts plastiques.

Première partie

Deuxième partie

 

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