Le deuxième volume de la correspondance de Samuel Beckett, sous-titré Les années Godot, couvre la période de la guerre et qui est celle, aussi, du passage décisif à la langue française.
Samuel Beckett, Lettres, volume II : 1941-1956. Les années Godot. Trad. de l’anglais (Irlande) par André Topia, Gallimard, 768 p., 54 €
Il est de secrètes, inexplicables concordances, ou des dissonances invisibles, qu’une relation épistolaire éclaire ou masque. C’est selon. Ces accords secrets, intimes, ou désaccords bruyants, discutables, souvent pudiquement tus, s’étoffent, se nourrissent, s’inscrivent dans une temporalité, courte, longue, où l’habitude « cette grande sourdine », exhume, hors du temps familier, l’insaisissable, l’ironique, le fuyant, l’impromptu, l’incertain, la déliaison enfin, voire le contradictoire, ici maîtrisé. Comme pour signifier, la distance aidant, le rappel interrogatif, à hue et à dia, d’un « et pourquoi la vie ? » de qui se sait paradoxalement vivant, souverainement doté d’un regard.
Ces lettres de Samuel Beckett, données à lire comme elles furent écrites, souvent en français, dans le fil ininterrompu d’un dialogue noué avec quelques destinataires privilégiés tels Thomas MacGreevy, Georges Duthuit, Bram van Velde, Maurice Nadeau, Jérôme Lindon, permettent de saisir l’intellect, la sensibilité, l’intuition, l’humour et la curiosité d’un écrivain, passeur de mots ascétiques, auteur bicéphale, traducteur de Dante, de Proust, de Joyce, d’Eluard, entre autres. À présent « établi », sollicité, reconnu, hésitant à se prêter à la comédie sociale, plus enclin à se retirer pour bêcher, jardiner, observer les alouettes dans sa maison d’Ussy en Seine et Marne, avec Suzanne Deschevaux-Dumesnil, sa compagne, pianiste, chargée de le représenter auprès des éditeurs.
Musique intermittente que l’oreille saisit à demi, puis abandonne et y revient : une voix se fait entendre, qui chemine vers l’écriture, explore à tâtons, crée à profusion, produit Mercier et Camier, Molloy, Malone meurt, Murphy, L’Innommable, Fin de partie ; les longues nouvelles L’Expulsé, Premier amour, ou Le Calmant, aiguillonnée par la nécessité d’exprimer fermement l’après de la césure, « damnation de la célébrité ». À Georges Duthuit, en mars 1949, Beckett écrit : « Je dois maintenant m’atteler à la fastidieuse toilette de ma pièce qui s’appellerait probablement En attendant Godot. Il faut surtout bien dégager l’anus. »
Ce ne sont plus dès lors, – perceptibles dans le premier volume des Lettres de Beckett, 1929 à 1940, publié en 2014 -, la plainte, le harassement, la pauvreté, l’indigence, voire la fulmination contre soi, l’irritation, l’alcoolisme, les maux physiques, psychiques, le va-et-vient incessant d’un voyageur visitant les musées d’Allemagne, de l’Italie des années 1930, comme indifférent à la situation politique ; ou revenu à Dublin, sa terre natale controversée, puis Londres, et Paris à nouveau. Car, résistant dans le maquis du Roussillon, réchappé des ruines de Saint-Lô, retrouvant un Paris d’après-guerre qu’il peine à reconnaître, marqué par la disparition de parents, d’amis proches, Beckett, « assagi » aspire à une littérature « non expressive ».
Il choisit le français « mal armé », qui ressemblerait à la musique de Beethoven, « une allée de sons suspendus à des hauteurs vertigineuses reliant d’insondables abîmes de silence ». Il s’obstine, déterminé, intériorise la réserve, s’arme. Sans désespérer, il lui « faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent ». Point de vue esthétique affirmé, œil aguerri, Samuel Beckett se détache du sentiment ancien d’être celui « qui manque complètement de perspectives professionnelles » ; lui qui écrit à Pamela Mitchell, en août 1954, « et presque tous les soirs la promenade sur la plage, ou sur la colline pour aller voir la vue de la montagne, mais pas ce soir. J’aurais fait un assez bon majordome, non, trop de responsabilités, mais un excellent domestique, un domestique en chef, non, juste un domestique ordinaire. »
Un ciel bleu ou blanc, une barrière blanche, boue et bouche mêlées ; ça doit s’éteindre, ça s’éteint. La scène reste vide, sous la boue, au mois d’avril.
Puis c’est fini, c’est fait peut-être.
Il n’en sait rien.
Voici qu’il fait jour.
« Je n’essaie pas d’avoir l’air réfractaire aux influences. Je constate seulement que j’ai toujours été un piètre lecteur, incurablement distrait, à l’affut d’un ailleurs. »