Les sans-abri, qui fréquentent les soupes populaires, souffrent des dents. Difficulté à mordre dans un sandwich avec des incisives instables, à le mâcher avec des molaires sensibles, déchaussées. L’hygiène dentaire n’est pas leur premier souci. Ils se demandent combien de temps leur corps va tenir. Et voilà les dents qui les lâchent.
Une femme de cinquante ans, séduisante à plusieurs égards, se trouvait avec son mari en week-end chez un de leurs amis, colosse sud-américain bavard mais non dépourvu d’esprit, qui lui donnait envie de plaire encore. Au cours du dîner, elle part précipitamment à la salle de bains, et en revenant se tourne affolée vers son mari, en se cachant le bas du visage : « J’ai perdu une dent », chuchote-t-elle, « nous devons partir immédiatement. » – « Mais nous venons d’arriver… » – « Nous partons, je t’en prie. » Un visage édenté est défiguré.
Les dents semblent aussi dures que des os, mais elles sont fragiles, innervées, terriblement vivantes et donc mortelles. Perdre une dent ou plusieurs, c’est subir une atteinte à ce qui constitue et soutient la personne. Nos dents dorment, partie intégrante de nos mâchoires, jusqu’à ce qu’une alerte nous les révèle menacées et finalement amovibles. Et dès lors c’est l’ensemble de notre pauvre et irremplaçable existence physique qui reprend contact avec sa propre fragilité.
Et elles sont si proches de la tête, du cerveau, de la pensée quoi.
Essayer d’approcher notre conscience intime des dents qui (comme les pieds, les soldats le savent bien) sont souvent traitées avec indifférence, comme des esclaves, voire avec mépris, quitte à pousser les hauts cris quand elles se rappellent à nous par la douleur qu’elles nous font éprouver. Cependant, même indolores, elles existent, les mâchoires se reposant l’une sur l’autre, un courbe rempart d’ivoire soutenant le visage, lui donnant expression, car les dents servent aussi à sourire ou à menacer.
Même au repos, si un visage, avec tous ses muscles si aisément stimulés, peut jamais l’être en dehors du lit funèbre, même au repos le visage prend forme grâce à sa denture, ou plutôt il se repose sur sa stabilité pour activer volontairement ou non les petits signes de son ennui, de son irritation, de son plaisir (mimant ces émotions, irrésistiblement il les éprouve). Quand les dents d’une mâchoire viennent à manquer, ou que la personne est surprise sans son dentier, les deux parties du visage s’effondrent l’une sur l’autre en une grimace involontaire, une cruelle image à la Goya.
Depuis qu’ont poussé les dents qu’on nous avait dites définitives, pas promises à tomber un jour, d’elles-mêmes ou avec un peu d’aide (un fil les entourant et attaché à une porte), elles constituaient silencieusement notre personne, comme un squelette provisoirement caché dans la bouche, et dont la langue caressait instinctivement les contours pour poursuivre un filament ou un fragment récalcitrants, et les moudre; ou qui se posaient tranquillement ou nerveusement les unes sur les autres. Nos dents, qu’il n’y avait qu’à brosser ou à nettoyer, partie supposée solide de notre être friable.
Élevé dans l’odeur de la créosote (évanouie devant les progrès de l’hygiène), dans la terreur de la fraise (supplantée par les technologies sophistiquées de l’art dentaire, anesthésie, radios panoramiques, roulettes ultra-rapides), et dans la proximité des moulages en plâtre sur lesquels ajuster les couronnes (désormais, ce sont souvent des empreintes optiques), comment ne pas être indéfectiblement sensible à ce soubassement de l’être que sont les dents. À leur existence silencieuse.
À côté de l’hygiène dentaire, une hygiène psycho-dentaire, une conscience qui irait jusqu’aux dents, les engloberait dans la constance du souci de soi et des autres, dont nous rencontrons les dents à tout moment dans la physionomie.