Echenoz, excessif

« Je veux une femme » : c’est l’incipit d’Envoyée spéciale, le nouveau roman de Jean Echenoz. Si trouver la femme n’est pas impossible, l’envoyer en mission dans un pays très lointain, très fermé et plutôt dangereux n’est pas affaire aisée. Mais on peut compter sur Paul Objat pour mener la chose à bien, malgré quelques dégâts collatéraux.


Jean Echenoz, Envoyée spéciale. Minuit, 320 p., 18,50 €


Jean Echenoz ©Jean-Luc Bertini

Jean Echenoz © Jean-Luc Bertini

La femme que veut le général Bourgeaud, chef d’un service de renseignement, il la souhaite plutôt jolie pour obtenir quelques informations confidentielles. Sur l’oreiller selon le cliché consacré. Il faut aussi qu’elle soit habile mais pas trop. Objat connaît quelqu’un et très vite la retrouve. Le lecteur avec lui, près du cimetière de Passy où elle habite un bel appartement qu’elle met en vente. Elle se prénomme Constance, est mariée à un certain Lou Tausk dont elle vit séparée. Un trio l’enlève, la séquestre dans la Creuse avant de l’envoyer très loin risquer sa vie. Nous n’en dirons pas plus. Pas seulement par souci de ne rien déflorer, mais aussi parce que ça deviendrait trop compliqué et que le narrateur lui-même, très désinvolte, ne fait pas trop d’effort ou se sent fatigué à l’avance de trop en dire. Pas de raison d’être plus courageux que lui.

On l’aura compris, on est dans un roman d’Echenoz, et depuis longtemps on n’avait pas autant ri. Non qu’Echenoz se résume à la rigolade, mais la moindre phrase, le plus petit paragraphe a la vertu de réveiller des images, de susciter des réactions joyeuses. A commencer, donc, par la légèreté de ce narrateur joueur qui emploie parfois le nous, le on, le vous quand il le peut, et qui rechigne à faire le travail que depuis longtemps on attend du narrateur omniscient. Ce qu’il est censé être. Ainsi quand il s’agit d’aborder les méthodes d’Objat pour donner ses consignes : « Là, selon des méthodes connues de lui seul- et auxquelles, peu au fait de ces techniques nous ne comprenons rien-, Paul Objat prend d’abord contact avec Clément Pognel et lui donne quelques instructions quant à l’affaire en cours mais pas seulement. ». Ce même narrateur n’a pas trop de patience et préfère publier une annonce en note que de décrire un appartement dans lequel se déroule une action. Et il ne se montre guère plus vaillant pour décrire un personnage : « il ne va jouer un rôle mineur et nous n’avons pas que ça à faire. »

Alors quoi ? Venons-en à ce qu’il a à faire, à quelques éléments supplémentaires sur l’intrigue. Constance a été chanteuse sous le pseudonyme de So Thalasso et son tube, « Excessif », a fait le tour de la planète. À la même période, pour qui se le rappelle, Gloire Abgrall héroïne des Grandes blondes chantait aussi ce tube sous le nom de Gloria Stella. Et un certain Paul Salvador, producteur de télévision de son état, la cherchait également. Elle se cachait en Bretagne.

Mais le temps passe et Tausk, compositeur de cette chanson, et Pelestor, son parolier, n’ont plus créé grand chose. L’un s’ennuie, l’autre ne sort plus d’une forme de dépression qui l’empêche même de déboutonner son manteau. On connaît ça dans les romans d’Echenoz. Et la mélancolie qui va avec. Or Constance enlevée, il faut bien payer une rançon. Bref, cela ne va pas trop fort pour Tausk d’autant que le passé ressurgit en la personne de Clément Pognel, avec qui il a monté un duo éphèmère et un casse très maladroit dans une banque de l’avenue de Bouvines trente ans auparavant. En somme, tout va de travers.

Le roman nous mène d’un lieu à l’autre, présente une galerie de tordus et de bras cassés qui ne déparerait pas dans un film des frères Coen, et joue constamment avec les codes du genre ou des genres. Roman d’espionnage comme Lac, Envoyée spéciale rappelle aussi L’équipée malaise. On circule souvent en duo, lesquels sont au choix masculin, féminin ou mixte. Jean-Pierre et Christian, chargés de surveiller Constance dans la Creuse devisent dans la campagne comme Bouvard et Pécuchet. Nadine, compagne de Tausk un temps, et Lucile qui supporte tous les caprices de Lessertisseur, agent d’Objat, ne cessent de se téléphoner, comme dans des soap-opera mexicains. Quant à Pognel et à sa compagne Marie-Odile, coiffeuse aux allures de catcheuse, ils ont quelque chose de Poiret et Michonneau, couple du Père Goriot, en plus « trash » : « Voici maintenant plus d’un mois que Clément Pognel partageait la vie de Marie-Odile Zwang et rien ne se passait comment on s’y serait attendu. L’un ayant pu nous paraître une épave aboulique, l’autre une implacable harpie, on ne pouvait guère envisager d’autre existence commune à ces deux – là que sur un mode SM élémentaire, quotidien scandé d’insultes et d’ecchymoses, oeil au beurre noir et dents brisées, Royal canin en plat unique suivi d’une pincée de Destop dans le café. »

Les rapports de force ne sont pas seulement le fait des humains. Dans les romans d’Echenoz, les animaux connaissent assez les hommes pour les imiter. Quelques carpes dans un aquarium, à l’entrée d’un restaurant chinois le montrent : « tons pastel, presque translucides, certaines semblant souffrir d’une maladie de peau, évoluant à distance d’une grosse carpe majeure, intimidante et qui paraît détenir fermement le pouvoir : les petites alentour, se tiennent à carreau. » Deux cents pages plus loin, le portrait d’un chef redouté fait écho à celui de la carpe majeure….

Est-ce à dire qu’un roman d’Echenoz est pure rigolade ? Bien sûr que non ! Comme le disait le père de Zazie, y a pas que la rigolade dans la vie. Envoyée spéciale est ancré dans ce monde : dans la cour de l’hôtel particulier habité par Hubert Coste, demi-frère de Tausk, « les graviers crissent de plaisir sous les pneus des coûteux véhicules » et boulevard de Belleville, « des pauvres vendaient à des pauvres toute pauvre sorte d’objets de troisième main ». On pourrait multiplier les exemples mais non. Comme l’écrit le narrateur, et nous le suivrons sur ce point, « on se fatigue vite d’énumérer ».

Ce d’autant qu’il ne faudrait jamais arrêter : l’univers du romancier est constamment en mouvement. Les animaux comme les objets sont personnifiés. On va, on vient sur la ligne 2 du métro, on voyage, on découvre des détails incongrus ou soudain mis en relief : dans la Creuse, les éoliennes ne tournent pas toujours dans le sens des aiguilles d’une montre, et sur les lignes 1 et 2 du métro parisien, les voix qui annoncent les stations n’ont pas du tout la même intonation. Dans les romans d’Echenoz, on fuit, on se cache, on réapparaît, on franchit des frontières sous le regard dubitatif des animaux sauvages. Et dans le même temps, les liens se font et se défont, les femmes disparaissent ou se transforment comme Constance sur qui, au début, on n’aurait pas misé un sou. A la fin du roman, elle a renoncé à mettre en vente son appartement et elle a rencontré un bel homme rue Pétrarque. Gageons qu’il ne soit pas aussi bricoleur que Victor, qui utilisait une perçeuse électrique pour la persuader de monter dans une fourgonnette, au début du roman, rue Pétrarque, déjà.

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