La grammaire de Daesh

Les attentats du 13 novembre ont eu une vertu d’électrochoc. Les questionnements politiques qui étaient le vrai refoulé de l’intelligentsia ont resurgi. Les relations internationales, nos politiques passées et présentes sont redevenues des préoccupations communes et c’est ainsi que le petit livre de Philippe-Joseph Salazar a pris son envol.


Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, Lemieux, 264 p., 14 €.


Sorti discrètement chez Lemieux, une petite maison, le 25 août, le livre de Philippe-Joseph Salazar n’a – hélas – rien perdu de son actualité, ce qui lui a valu de s’épuiser avant même de recevoir le prix Bristol des Lumières 2015 et de ravir une partie de la presse. Après les affaires de Charlie-Hebdo et de l’Hyper-cacher l’auteur était revenu sur la grammaire de Daesh et la force de la parole auto-proclamée d’un califat non moins auto-proclamé.

C’est en vieux rhétoricien qui avait commencé sa carrière par une étude sur Savonarole, quand il était jeune normalien, que Salazar a pris en compte la parole de l’extrême. Après ce choix évidemment singulier et utile pour l’heure, il a, entre autres chantiers, consacré un livre aux idéologies de l’opéra du XVIIe siècle (PUF, 1980) propre à faire penser tout ce qui est son et image, rôle et code. C’est ensuite tout ce qui a trait à la rhétorique de l’époque moderne et à l’anthropologie de la parole qui a nourri son observation de la parole politique, qu’il s’agisse de la mise en place de démocraties, de la parole de guerre ou des commissions de réconciliation de l’Afrique du Sud. Il y a mesuré in situ, depuis son poste au Cap, ce qui s’incarne dans les hommes de guerre et de vengeance comme dans ceux qui tentent d’assurer différemment leur insertion politique. Autrement dit, ces détours font comprendre l’épaisseur de Paroles armées, parfaitement pédagogique et clair, malgré la masse des sources manipulées, qu’elles proviennent de la presse ou des sites de propagande du Califat comme de ceux de la défense américaine. Les langues et les supports de communication ne semblent pas effrayer cet impénitent questionneur des formes que les hommes mettent en œuvre par-delà les idéologies, mais toujours pour s’affronter, ce qui dessine les contours d’un tropisme droitier mais plus encore sceptique.

Ainsi Salazar reprend-il tout ce qui met en scène la violence de la parole des prêches et harangues dans nombre de langues. On y voit la puissance phatique des proclamations de ceux qui s’emparent du discours du Califat mais les gestes qui les font vivre sont meurtriers. Au départ est la séduction du verbe califal, une puissance oratoire (une « arabesque » écrit-il), qui montre la valeur de ritualisation liturgique des pires gestes, ceux qui nous sidèrent, le « porno-politique » des exécutions.

L’examen des termes de terroriste et d’Etat islamique, qui sèment la confusion car ils naviguent entre la reconnaissance et le déni de l’état de fait, pourrait se poursuivre sur nombre de nos termes, usuels. Le processus de requalification permettrait sans doute de sortir de notre « panique linguistique » liée au refus de nommer des ennemis sans territoire déterminable. Pour autant, combattre ne veut pas dire ne pas respecter des gens pas plus débiles ni incohérents que nous et non pas « radicalisés » mais bien convertis à un système qui lie fortement esthétique et éthique. La mondialisation numérisée ouvre à ces acteurs qui œuvrent avec souplesse et mobilité un espace sans frontière qui n’est que… le nôtre. L’analyse n’omet pas de montrer également comment ce sont les vieux codes de la virilité et pour les femmes, désormais plus nombreuses que les hommes à partir pour la Syrie, ceux, plus modernes d’un certain féminisme retraduit dans un processus de guerre que rien ne peut euphémiser.

Ce que déteste d’ailleurs particulièrement Salazar, c’est le prêt à penser, le concept peu établi, la facilité de langage. Il éreinte, mais en note, et in cauda venenum, sait-on, le terme de radicalité. Les politiques l’ont inventé, des commissions l’ont repris pour placer tout ce qui est autre dans l’exceptionnel car la tendance est à vouloir administrer et gérer. La bienfaisance sociale est également aux antipodes des remèdes suggérés. Point de care devant un problème qui est le nôtre, celui de nos enfants convertis et celui de notre propre manque de charisme. La lutte possible est totalement politique quand il s’agit de lutter avec une parole forte contre une parole forte qui de surcroît sort de l’échange usuel par le recours à un immanentisme religieux.

Là où l’on peut plus aisément renâcler, dans l’analyse, évidemment, car la question des méthodes de lutte est externe au temps de l’identification du fonctionnement de la propagande terroriste, c’est la distinction ethno-culturelle que pose l’auteur entre mondes sémitiques où le pouvoir politico-religieux est/serait également militaire et le monde iranien porteur de la trilogie dumézilienne qui sépare le politico-religieux du monde militaire et de la société civile des producteurs. L’auteur reste fidèle à l’un de ses maîtres et tant pis si les renvois historiques sont un peu cavaliers, même pour la France, qu’il s’agisse de la Révolution ou de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Cela n’interfère aucunement avec ses apports autrement stimulants car les rappels et les archétypes parfois hérités de la colonisation sont ceux que l’on interroge ailleurs beaucoup et ils ne sont pas ici au cœur du sujet. Les constructions du présent, les « paroles armées » en revanche, sont celles que l’auteur scrute avec talent au travers des langues et des supports de la meilleure contemporanéité.

Oui, ce livre est fort et fait réfléchir. Même si l’on n’est pas adepte des positions décalées à la manière des conservateurs anglais non conformistes, même si l’on veut polémiquer sur plusieurs points, on ressort dans tous les cas plus armés et plus intelligents de cette confrontation avec le réel qui ne se prête à aucune échappatoire, et par les temps qui courent, c’est déjà salutaire.

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Sans lien, mais subséquemment, ceux qui veulent comprendre longue histoire de nos relations philosophiques avec « l’orient arabe » (qui n’est d’ailleurs pas toujours arabe) doivent se précipiter sur le numéro des Annales, Histoire, Sciences sociales (juillet-septembre, 70e année, numéro 3, Armand Colin, 20 €). Les problèmes de l’intégration d’Aristote à la philosophie occidentale avec ou sans Averroès, avec ou sans le passage par les Arabes – et lesquels ? – a perdu de son acuité passée, ces cinquante dernières années, mais pas de sa pertinence. La partie consacrée aux « Langues d’Islam » rend compte des appropriations d’une culture religieuse et linguistique qui, du fait de son expansion immédiate, est traversée par la rencontre avec les sociétés qu’elle inclut. Par-delà ses usages politiques, diplomatiques et véhiculaires, la langue arabe des corpus savants marqua nombre d’entreprises d’apparat jusque dans l’Italie de la pré-renaissance. L’article de Catherine König-Pralong « L’histoire médiévale de la raison philosophique moderne, XVIIIe-XIXe siècle », plus dense qu’un vrai livre, fait suivre les incessants cheminements et jugements tour à tour péremptoires puis remaniés, de notre propre pensée dans son rapport à cet autre inéluctable parce que méditerranéen et monothéiste ; d’autres articles montrent que l’inclusion d’apports ne constituent pas nécessairement l’« autre » dans une irrémédiable altérité.

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