Histoire du cochon régicide

Bleu, noir, vert : Pastoureau a charmé le public en lui contant la belle histoire des couleurs, avant de s’attacher à celle des animaux, l’ours, jadis admiré comme un ancêtre de l’homme, et détrôné par le lion à la tête du règne animal, puis le cochon, un « cousin mal aimé ». Cette fois, c’est un cochon régicide, tout aussi diabolique que la teinte verte dans la perception médiévale, qui occupe la scène.


Michel Pastoureau, Le roi tué par un cochon, Une mort infâme aux origines des emblèmes de la France ? Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 232 p., 21 €


© Astrid di Crollalanza

Michel Pastoureau © Astrid di Crollalanza

C’est Suger, prestigieux abbé de Saint-Denis, qui rapporte le sinistre épisode. Nous sommes à l’automne 1131. Le fils aîné de Louis VI le Gros, Philippe, un jeune homme charmant, paré de nombreuses vertus, déjà couronné roi du vivant de son père, portait toutes les promesses du royaume quand un porc, en se ruant dans les pattes de sa monture, provoqua une chute mortelle qui mit fin aux espoirs d’avenir rayonnant. Une fin peu glorieuse : le jeune Philippe n’est pas mort à la chasse, la bête n’est même pas un sanglier, mais un vil pourceau comme il en traîne des troupeaux entiers dans les faubourgs parisiens. « Porcus diabolicus », accuse Suger, le diable pointe son nez dans cette affaire. Et l’emphase rhétorique : « Ce que furent alors la souffrance et la désolation de son père, de sa mère, et de tous les grands du royaume, Homère lui-même ne parviendrait pas à l’exprimer. »

À vrai dire, si douloureuse soit-elle, la mort d’un héritier royal n’est pas un fait rare. L’Angleterre a connu cette épreuve onze ans plus tôt dans des circonstances autrement dramatiques, le naufrage de la Blanche Nef où périt le prince Guillaume avec une centaine de jeunes nobles, et des conséquences bien plus graves, car la disparition du prince, unique fils légitime d’Henry Ier Beauclerc, entraîna une longue période de guerre civile. Rien de tel en France, où le roi a d’autres fils pour lui succéder. Pourtant, à en croire Pastoureau, la dynastie capétienne aura du mal à se remettre de cette mort infamante. Ce qui, paradoxalement, en ferait un épisode fondateur. Accablés par cette souillure, les successeurs de Louis VI auraient relevé l’honneur dynastique menacé en créant les emblèmes les plus durables de la monarchie capétienne, la fleur de lis et la couleur azur de leurs armoiries.

Toute la thèse de Pastoureau repose sur ces deux mots, « porcus diabolicus », mais Suger, lui, ne developpe pas cet aspect de l’épisode, ni ne décèle la marque du diable dans la suite des événements. Il insiste surtout sur son caractère pathétique, les foules en pleurs, la désolation générale. S’il fait procéder sans tarder aux funérailles solennelles de Philippe et au couronnement du nouvel héritier, Louis VII, c’est d’abord pour mettre en valeur son abbaye, et ne pas laisser sa rivale de Reims prendre la main : à Saint-Denis, le statut de nécropole des rois et la conservation des regalia ; à Reims, la cérémonie du sacre. S’il avait voulu effacer par ces rites la souillure alléguée, pourquoi signaler la présence du cochon ? La plupart des chroniqueurs qui reprennent son récit s’en dispensent.

Et pourquoi, si Louis VII avait honte de cette « mort ignoble », aurait-il donné le prénom Philippe à l’héritier tant désiré ? Certes, son règne ne fut pas un succès, mais il avait bien d’autres fautes à se reprocher que la mort de son frère ou les péchés de ses ancêtres, par exemple l’incendie d’une église à Vitry-le-François, où brûlèrent plus d’un millier de fuyards, l’échec de la croisade, ou l’erreur politique de laisser partir Aliénor d’Aquitaine avec sa vaste dot dans les bras de l’Angleterre. Comme pour mieux humilier le roi de France, Aliénor donna à Henry II Plantagenet une ribambelle de fils, mais ce dernier cadeau n’en était pas un, de Henry le Jeune qui mourut en prenant les armes contre son père au détesté Jean sans Terre, alors que Louis VII vit enfin son attente récompensée par la naissance du futur roi victorieux, Philippe Auguste. Si la souillure capétienne a existé ailleurs que dans l’esprit de Pastoureau, elle fut de courte durée, sans même attendre l’avènement proche du modèle de la chrétienté, saint Louis.

L’historien le reconnaît, il n’existe aucun document écrit, monument ou œuvre d’art qui confirme sa thèse. À défaut d’être convaincant, l’argument sert de prétexte à des pages comme toujours riches et variées, liées de manière souple à l’épisode dit fondateur, sur l’obésité des rois, la vènerie, la mémoire des chroniques, les tabous religieux, les croisades, les procès intentés à des animaux, et l’émergence des emblèmes royaux. Avant même son crime de lèse-majesté, et malgré les innombrables services rendus à l’espèce humaine, le cochon occupe le bas de l’échelle mammifère dans la plupart des cultures. Peut-être, laisse entendre l’historien, parce qu’il nous ressemble trop. Biologiquement proche de l’homme, il semble en avoir aussi les traits repoussants : goinfrerie, saleté, luxure, nez toujours rivé au sol au lieu d’élever les yeux vers le ciel, vautré dans la fange et nourri d’immondices. Une once de magie, et voilà les compagnons d’Ulysse changés en pourceaux. Saint Antoine a beau s’en faire un compagnon, le cochon est dans les trois grandes religions objet d’opprobre, réceptacle des démons exorcisés par le Christ, interdit à la consommation par les cultes juif et musulman.

Or, Pastoureau le dit et le répète, Louis VII doit son trône à un vil pourceau. Tout va si mal pour lui qu’il en aurait même des doutes sur sa légitimité : « Un porc a brouillé les règles ordinaires d’accession au trône. Comment être un roi digne de ce nom après une telle flétrissure, un tel avilissement dynastique ? » Heureusement, il est bien entouré. Pour neutraliser la souillure maléfique, les deux grands maîtres à penser du pouvoir, Suger et saint Bernard de Clairvaux, placent le royaume sous la protection de la Vierge, dont ils sont tous deux de fervents dévots. Quand, comment, pourquoi, on l’ignore : « c’est un fait supposé, évident à certains égards, mais pas explicitement documenté. Les chroniqueurs y font allusion a posteriori mais ne nous fournissent aucune information précise, aucune date, aucune formule ». Qu’on se contente ou non de cette évidence, les origines du lys marial, emblème de pureté et de fécondité, nous font voyager avec bonheur jusqu’aux motifs des bas-reliefs égyptiens, poteries mycéniennes, monnaies gauloises et étoffes sassanides. À leur suite, l’abbaye illustre le culte de la pureté mariale en faisant appel aux meilleurs artistes et artisans du royaume. Tout aussi pur, ce bleu de Chartres à base de cobalt, qui fut d’abord bleu de Saint-Denis, apparaît sur les nouveaux vitraux commandés par Suger pour évoquer « la lumière céleste et inaccessible où Dieu habite ». Il servira de « champ célestiel » aux fleurs de lys.

Autant dire qu’on ne saurait tenir rigueur à Michel Pastoureau de ce qui enflamme son imagination et sa curiosité. S’il veut la prochaine fois nous parler des origines de l’expression « mort aux vaches », ces braves bêtes, on le suivra volontiers.

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