Ça s’exhibe. Ça s’expose. Ça parade. Ça se dénude. Ça s’étale. Ça se vend et s’achète, se négocie. Ça trafique. Ça exploite. Ça abuse. Ça provoque. Ça choque. Ça excite. Ça avoue. Ça révèle. Ça : le sexe, l’argent, le luxe, la luxure, la lubricité, les excès, la dépravation, la décadence, la corruption, la prostitution, le faste.
Exposition Splendeurs et misères, images de la prostitution en France, 1850-1910, Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’honneur, 75007 Paris. Jusqu’au 20 janvier 2016
Catalogue de l’exposition dirigé par Marie Robert, Isolde Pludermacher, Richard Thomson et Nienke Bakker. Musée d’Orsay/Flammarion, 304 p., 45 €
Isolde Pludermacher et Claire Dupin (dir.), Splendeurs et misères, Abécédaire de la prostitution au XIXe siècle. Musée d’Orsay/Flammarion, 216 p., 14,90 €
Gabrielle Houbre, Prostitutions, Des représentations aveuglantes. Musée d’Orsay/Flammarion, 256 p., 22 €
De 1850 à 1910, la prostitution est ambiguë, opaque, louche, indécise, flottante, diversifiée et tenace. Elle déambule en France, en particulier à Paris, qui est Babylone. Dans le Salon de 1846, Baudelaire décrit « le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville – criminelles et filles entretenues ». La société urbaine moderne est complexe, équivoque, difficile à déchiffrer et palpitante. Quand s’achève le Second Empire, on ne sait comment distinguer une prostituée et une femme honorable, une demi-mondaine et une mondaine. Le choix des robes brouille l’« identité morale » des femmes. En 1866, Henri Rochefort (journaliste de l’opposition) s’interroge : « Où commence chez une femme l’honnêteté et surtout où finit-elle ? » L’historien Alain Corbin signale les changements de la réglementation de la prostitution : « En plus des pensionnaires de maisons closes (plus ou moins luxueuses), opèrent des serveuses de brasseries, des danseuses, des chanteuses de « beuglants », les filles occasionnelles. » Grâce au nouvel éclairage et à la création des boulevards, les terrasses de café permettent à ces femmes de préciser les signes de leur disponibilité : l’une soulève l’ourlet de la jupe ; elle laisse voir un mollet ou une bottine, un bas coloré ; elle lance un rire ou un clin d’œil ; l’une aguiche le client en lui suggérant qu’il fait une conquête plutôt qu’une transaction.
Gustave Macé (ancien chef du service de la Sûreté) publie Gibier de Saint-Lazare (1888). Les « raccrocheuses » arrêtent les promeneurs dans les passages parisiens ou sur les trottoirs, la nuit, par des appels sonores (cris d’oiseaux, sifflements, « psitt »), par des gestes provocateurs ; elles retroussent les jupes… Baudelaire décrit en 1863 les dessins concis de Constantin Guys, dans Le Peintre de la vie moderne. Surgit « la beauté interlope » : « Ici majestueuse, là légère, tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne ; tantôt petite et pétillante, tantôt lourde et monumentale. » Car Baudelaire suggère l’inventaire des séductrices du XIXe siècle à la manière du catalogue de Leporello. Telle belle « a inventé une élégance provocante et barbare, ou bien elle vise, avec plus ou moins de bonheur, à la simplicité usitée dans un meilleur monde. Elle s’avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier ; elle darde son regard sous son chapeau, comme un portrait dans son cadre. Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. »
Ainsi, au musée d’Orsay, deux cent quatre-vingt-cinq œuvres (peintures, sculptures, caricatures, photos, films, objets étonnants) mettent en lumière la sauvagerie hétéroclite dans la civilisation. Tu observes d’une autre manière les peintures célèbres (Manet, Degas, Toulouse-Lautrec…) qui deviennent des icônes de l’envoûtement trouble. Tu découvres de merveilleux tableaux que tu avais naguère perçus et oubliés : ceux de Jean Béraud, d’Auguste Chabaud, de Jean-Louis Forain, d’Émile Bernard, de Jan Sluijters, de Félicien Rops… Tu perçois certains aspects inattendus de la recherche plastique des artistes : L’Archaïque (1910) de Kupka, Une moderne Olympia (1873-1874) de Cézanne, le Portrait d’une prostituée (1885) de Van Gogh, Elle (1905) du peintre niçois Gustav-Adolf Mossa (qui montre la meurtrière sanguinaire), la Femme piquée par un serpent (1847) sculptée par Auguste Clésinger, Filles (1905) de Rouault, et bien d’autres œuvres qui perturbent.
De 1850 à 1910 se croisent les blanchisseuses, les gantières, les modistes, les fleuristes, les filles « encartées » (par les policiers et les médecins), les insoumises, les trottins, les mendiantes aux yeux lumineux, les serveuses des brasseries, les rats et les étoiles de l’Opéra, les « grandes horizontales », les comtesses endettées et joueuses, celles qui, nues, posent pour les photographes, celles qui dansent dans des cafés-concerts miteux, celles qui hurlent des chansons grivoises… Elles flânent et se parlent ; elles boivent l’absinthe ou la bière ; elles s’assoient ; elles aguichent ; elles s’allongent dans des appartements prestigieux, dans des maisons closes (luxueuses ou miséreuses), sur le divan des ateliers d’artistes, dans des hôtels (aux prix divers), dans les maisons de rendez-vous, au bois de Boulogne, dans des zones louches… Elles cherchent les clients, ceux qui leur offrent les asperges, le caviar, les homards et le champagne, les protecteurs, les industriels, les abonnés des coulisses de l’Opéra, les princes, les ministres… Les corps des femmes sont tarifés et les exigences des clients se paient avec générosité. Parfois, un homme et une femme s’approchent « au petit bonheur ». Parfois, ils se balafrent « au malheur tragique ». Parfois, aussi, ils se mentent, ils se trompent, ils escroquent ; ils trichent et truquent. Au mieux, ils se fuient. Ou pire, la fille jalouse livre à la police son amant qui lui préfère une ravissante plus jeune.
Certains journalistes, quelques écrivains, les policiers des mœurs dénoncent des comportements scandaleux. Dans les années 1860, la célèbre actrice Blanche d’Antigny mène grand train dans son hôtel particulier loué quinze mille francs par an ; elle se fait offrir plus de 50 000 francs de bijoux par le préfet de police du tsar ; elle ravit 300 000 francs à Paul de Turenne avant de se séparer du jeune ruiné… On prétend que Sarah Bernhardt aurait recouru à des passes de luxe pour se faire construire un petit palais dans le XVIIe arrondissement. Les futures marquises de Païva ou d’Orvault ont acquis un capital financier et mobilier ; elles sont des femmes d’affaires. Louise Thomas se lance avec succès dans une vie galante ; propriétaire d’un hôtel particulier et d’une fortune estimée à 800 000 francs, elle épouse un vicomte du Périgord, héritier désargenté.
Dans ses Notes sur Paris : Vie et opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge (1868), Hippolyte Taine s’indigne des danseuses de Paris : « Le ballet est ignoble. C’est une exposition de filles à vendre. » Le corps de ballet de l’Opéra serait réputé depuis longtemps fournir des maîtresses aux riches membres du Jockey Club. En 1876, Edgar Degas réalise des monotypes et il met en évidence les rencontres des danseuses et de leurs admirateurs dans les coulisses. Et Édouard Manet peint un Bal masqué à l’Opéra (1873) : se mêlent les jeunes danseuses avec des loups de velours et les hommes riches vêtus de noir, avec leurs hauts-de-forme. Ici, nous sommes près des redoutables Habits noirs (1863) de Paul Féval qui narre des stratagèmes, des complots menaçants, des chantages, des crimes perfides…
Et, en 1863, Manet peint Olympia ; elle a choqué, scandalisé. On dit qu’elle est froide, qu’elle défie les spectateurs, qu’elle ne serait pas une séductrice, mais une « professionnelle » ; elle ne sourit pas ; elle est une souveraine. Elle commande. Elle règne. Cette grande toile (130 x 190 cm) est une peinture d’histoire ; elle pourrait s’intituler : Le Triomphe d’Olympia sans merci, sans faiblesse, sans indulgence. Olympia décide et juge. Elle ne cède jamais. Elle ne consent pas. Elle ne se résigne pas. Non, elle ne regrette rien.
Baudelaire est sans cesse fasciné par la puissance de la femme excessive : « Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui vient du Mal, toujours dénuée de toute spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l’horizon, comme la bête de proie ; même égarement, même distraction indolente et aussi, parfois, même fixité d’attention. »