Le promeneur qui passe place du Trocadéro n’a qu’à lever les yeux pour lire, inscrites sur la façade du Palais de Chaillot, dans une police de caractères inventée pour la circonstance par le fondeur Charles Peignot, des phrases de Paul Valéry. Parmi ces courts textes qui ressemblent à des dédicaces ou épigraphes, cinq lignes se déploient au-dessus du Musée de l’homme :
Dans ces murs voués aux merveilles
J’accueille et garde les ouvrages
De la main prodigieuse de l’artiste
Égale et rivale de sa pensée
L’une n’est rien sans l’autre.
Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur : XVIe-XVIIIe siècle. Gallimard, « Folio histoire », 405 p., 7,70 €.
Roger Chartier, L’œuvre, l’atelier et la scène. Trois études de mobilité textuelle. Classiques Garnier, 146 p., 19 €.
Anthony Grafton, La page. De l’Antiquité à l’ère du numérique, Hazan, 272 p., 25 €.
Si Valéry, en composant les quatre inscriptions, s’est évertué à évoquer la fonction du bâtiment actuel, conçu à l’occasion de l’exposition universelle de 1937, comme écrin de musées et d’un théâtre entre autres, les recherches de Roger Chartier et d’Anthony Grafton, en rendant hommage, dans une histoire longue, qui s’étend des rouleaux antiques à l’ère numérique, aux aspects proprement matériels de la publication et de la mobilité des ouvrages, montrent eux aussi une conjonction entre l’esprit et l’exécution, en revalorisant celle-ci sans amoindrir celui-là.
Abordable dans tous les sens du terme, La Main de l’auteur et l’Esprit de l’imprimeur, qui sort directement en Folio et reprend en partie des articles diffusés jusqu’alors dans des revues scientifiques, constitue une formidable ouverture, tant pour le spécialiste que pour l’amateur. Les investigations érudites et passionnantes de Roger Chartier sur Don Quichotte ou sur les pièces de Shakespeare (et on connaît son enquête sur le Cardenio disparu) tiennent le lecteur en haleine mieux qu’un roman policier, l’informent sur un contexte social et idéologique, le distraient, le cultivent, en lui permettant de suivre la circulation des écrits entre ancien et nouveau monde. S’il fallait trouver une illustration pragmatique de la manière dont on peut, pour suivre les préceptes antiques, instruire en divertissant (au sens le plus noble du terme), il suffirait de se plonger dans les pages de l’avant-propos dans lesquelles l’auteur s’appuie sur une image des plus parlantes, exprimée dans un vers de Francisco de Quevedo (1580-1645) : « Escucho a los muertos con los ojos », c’est-à-dire « J’écoute les morts avec les yeux ». Roger Chartier en fait autant dans un deuxième ouvrage récent, L’Œuvre, l’Atelier et la Scène – Trois études de mobilité textuelle. Il s’y donne pour sujet l’Arte de prudencia de Baltasar Gracián, Fuente Ovejuna de Lope de Vega et, en général, tout ce qui permet, par des procédés qu’il traite en trois temps (Composer. L’auteur et l’atelier ; Représenter. La chronique et la commedia ; Traduire. De l’Oráculo manual à l’Homme de cour) de faire émerger un livre à partir d’un texte. Comme le montrent ses travaux et ceux d’Anthony Grafton, les nouvelles formes de publication qui se sont développées au cours de ces dernières années permettent de revenir sur des questions essentielles comme le rapport de l’œuvre à l’auteur, la définition de la propriété intellectuelle ou encore la notion même de création.
Si L’Œuvre, l’Atelier et la Scène recueille des conférences prononcées par Roger Chartier à l’Université de Montréal dans le cadre du Fonds Paul Zumthor, La Page, de l’Antiquité à l’ère du numérique donne à lire des chapitres fondés sur le cycle de conférences de La Chaire du Louvre, données par Anthony Grafton au Musée en 2012. Alors que les images de Chartier sont tracées par des mots, l’ouvrage de Grafton est abondamment illustré avec des planches couleur de qualité. Il prend pour point de départ l’incipit du Conte de deux cités (1859) de Charles Dickens en voyant dans l’évocation paradoxale de la Révolution française une description appropriée à l’ère du numérique entre le meilleur et le pire, à une époque où la notion même de page paraît disparaître pour qui lit sur une tablette électronique un texte continu se déroulant sous ses yeux. Si nous étions en Espagne et en Angleterre avec Chartier, Grafton s’attarde, dans la partie centrale de son étude, sur un volume de 1493, paru en allemand et en latin, La Chronique de Nüremberg de Hartmann Schedel, un chef-d’œuvre de la Renaissance septentrionale, ouvrage ouvert au monde, fruit de collaborations actives et passives entre Italiens et Bavarois, notamment, et qu’il s’agit de saisir dans sa globalité. Le dernier chapitre de La Page aborde, entre autres, Pierre Bayle en évoquant la question des sources et l’importance de s’en souvenir pour ne pas sombrer, comme le Jardinier Fou de Lewis Carroll, l’inventeur d’Alice, qu’il cite en conclusion, dans le non-sens qui ferait oublier l’importance du passé dans tout renouveau.
Historiens exigeants avec eux-mêmes, férus d’érudition comme en témoignent leurs bibliographies, Roger Chartier et Anthony Grafton s’ouvrent aux autres disciplines, à la littérature, avant tout, mais aussi à la philosophie ou aux sciences sociales en général. Voulant comprendre, plutôt que démontrer, considérant qu’aucune trace n’est sans intérêt, aucun vestige sans importance, ils restituent, par un travail patient, humbles face aux ouvriers d’antan, des pans entiers de connaissances oubliées. Au fronton de leurs livres l’on pourrait inscrire un deuxième quintil de Valéry qui se lit sur l’aile est du Palais de Chaillot, au-dessus de l’Apollon musagète de Bouchard :
Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir.