Publié en 2006 aux États-Unis, Zones de traduction a immédiatement donné à Emily Apter, son auteure, une grande notoriété, en raison du discours neuf qu’elle y tenait sur la traduction. En s’intéressant en particulier à son rôle politique dans le contexte de la guerre lancée par les États-Unis contre l’Irak, elle renonce au discours lénifiant sur la traduction comme rencontre avec l’autre et compréhension de l’étranger pour montrer que celle-ci peut prendre sa part dans les raisons et les non-résolutions des conflits.
Emily Apter, Zones de traduction. Pour une nouvelle littérature comparée. Trad. de l’anglais par Hélène Quiniou. Fayard éd., coll. « Ouvertures », 406 p., 26 €
La guerre s’accompagne presque toujours d’un problème de traduction, d’autant plus lorsque, dans un contexte mondialisé, les armées, la propagande, les récits, impliquent la réunion de plusieurs nations et de plusieurs langues. Après le 11 septembre 2001, les institutions états-uniennes responsables de la sécurité ont eu du mal à recruter des spécialistes compétents pour décoder la masse de documents en arabe qui leur arrivait. Elles ont espéré compenser ce manque en recourant à des logiciels de traduction automatique qui avaient déjà été utilisés massivement au moment de la guerre en Bosnie : « L’un des logiciels les plus prisés, rappelle Emily Apter, portait le nom optimiste de “Diplomate”. Mais les résultats se sont révélés peu fiables, voire tragiquement erronés. Les enjeux de la métraduction sont une question de vie ou de mort, car, sur le théâtre d’opérations de la guerre, une erreur de logiciel peut facilement déclencher des “tirs amis” provoquant la mort de ceux qui ont été pris pour des cibles ennemies. »
À ces erreurs de traductions commises par les machines, s’ajoute la manipulation des récits provoquée plus ou moins sciemment dans le passage d’une langue à l’autre, alimentant s’il en était besoin le soupçon de désinformation et la théorie du complot. Dans un livre contemporain de celui d’Emily Apter, Translation and Conflict, Mona Baker fait le même constat à propos du conflit israélo-palestinien : la traduction des articles ou des communiqués en arabe par les médias de langue anglaise est presque toujours réduction, transformation ou caviardage du texte original.
Une erreur de traduction peut enclencher une guerre – c’est la fameuse histoire de la dépêche d’Ems, où l’incident diplomatique surgit d’une mauvaise traduction d’Adjutanten en français qui, d’ « aide de camp » devenait un simple sous-off’ – et la guerre s’alimente de mauvaises traductions. L’examen du roman d’Ismaïl Kadaré, Le Pont aux trois arches, qui met en scène la construction d’un pont censé relier les territoires ottomans et balkaniques, rivaux – nous sommes en 1377 –, l’illustre avec force. « La guerre des langues n’est pas moins tragique que la guerre entre les hommes », y dit un personnage. Les Turcs et leur discours multilingue (« langue infernale », dit le traducteur chargé de la négociation entre les deux côtés), viennent progressivement entamer la domination de l’albanais.
Bien évidemment, pour Kadaré, cette histoire répète par anticipation les guerres des Balkans qui scandent l’histoire du XXe siècle. Tout comme son propre roman reprend le point de départ du célèbre Pont sur la Drina d’Ivo Andrić : là aussi, c’est une traduction qui déclenche les hostilités. Une sorte de « derviche » turc s’aventure par erreur dans le camp serbe. L’interprète qui le soumet à l’interrogatoire n’a qu’une « maigre connaissance du turc ». Il fait délibérément en sorte que, dans sa traduction, les « mots abstraits » de Sefko « semblent suspects, sentent le politique » et aient l’air de « trahir des visées dangereuses ». L’enchaînement des circonstances ne produit ensuite que du conflit et des catastrophes.
Ainsi, souvent destinée à incarner l’hospitalité – des langues et des cultures étrangères –, la traduction peut être aussi régie par les lois de l’hostilité. La réflexion sur elle gagne donc beaucoup à prendre en compte son ambivalence constitutive. De nombreux écrivains résistent à ce double programme en inscrivant la traduction dans leur travail poétique, par des pratiques multilingues ou des usages créolisés de la langue. Même dans une diction apparemment monolingue, il arrive régulièrement qu’une autre langue soit à l’œuvre, subvertissant « l’ancrage national des noms de langue ». Les enjeux d’un tel constat ne sont pas minces puisqu’ils conduisent tout simplement à faire tomber l’association entre langue et nation et, avec elle, des enjeux géopolitiques et disciplinaires majeurs. Ils déterminent l’établissement d’une nouvelle épistémologie « qui serait le nom de mondes linguistiques caractérisés par la multiplicité des langues et la porosité des frontières nationales ».
Un autre point reliant traduction et mondialisation abordé par Emily Apter dans son livre concerne la traduction à l’ère de la reproductibilité technologique. Alors que – en théorie du moins –, tout devient traduisible à travers le code numérique, la traduction ne devient-elle pas susceptible d’incarner le rêve systématique porté par la philosophie des Lumières ? La langue parlée par le code, appelée ici « netlish », portant en lui la promesse de tout traduire, y compris les ordres hétérogènes comme le langage naturel et l’intelligence artificielle, la musique et la peinture, le bios et le genus, est elle même tiraillée dans les directions contradictoires que sont des formes de multilinguisme d’une part, et la lingua franca unique du code universel imposant, pour les raisons que l’on sait, une forme déjà bien installée d’anglocentrisme.
C’est pour réagir à cette utopie philosophique d’une langue unique, qui ne serait plus celle de la domination mais celle d’une universalité enfin trouvée, qu’Emily Apter en appelle à une nouvelle discipline, portée par l’ancienne littérature comparée, capable de penser les différences et les réseaux grâce à la réflexion sur la traduction. C’est aussi la raison pour laquelle elle a pris en charge la traduction, en anglais, du Vocabulaire européen des philosophies, proposé et dirigé en France par Barbara Cassin. Au cœur de cette entreprise communément appelée « dictionnaire des intraduisibles », domine l’idée que même nos concepts les plus simples – monde, vérité, acte, phénomène… – ne sont pas universalisables et que c’est dans la variation de leurs sens, d’une langue à l’autre, que la pensée se construit.