Jean-Pierre Cometti, qui vient de mourir à l’âge de 71 ans, a eu trois vies au moins : celle de professeur de philosophie, celle de critique d’art et celle d’éditeur. Il les a enrichies mutuellement, avec sa passion calme, sa générosité, son courage, son don de l’amitié et son immense culture.
Il n’était pas facile, dans les années 1980, quand on travaillait à la fois sur Robert Musil et la culture autrichienne, le pragmatisme américain, Ludwig Wittgenstein et l’esthétique, d’entrer dans l’université. Jean-Pierre Cometti en avait peu cure en réalité, mais ce n’est qu’après avoir enseigné la philosophie en France, puis au Maroc, aux Pays-Bas et en Allemagne qu’il put rejoindre l’Université de Provence en 1992, où vingt ans durant il mena ses recherches, avant, à sa retraite, d’enseigner à l’école d’art d’Avignon. La perspective qu’adopte Jean-Pierre Cometti en philosophie est celle de la circulation culturelle.
Que ce soit pour Musil, pour Wittgenstein ou pour Dewey, ses auteurs de prédilection, Jean-Pierre Cometti analyse leurs œuvres dans le complexe d’idées dans lesquelles elles ont été produites, sans pour autant faire de la sociologie ou chercher des structures de pensée stables. Ce qui l’intéresse est au contraire le passage des formes les unes aux autres – par exemple chez Musil, de l’essai au roman, ou pour Wittgenstein de la vie au carnet de notes – en prenant au sérieux la notion wittgensteinienne de « forme de vie ». Tout comme l’auteur des Investigations, il ne pense pas que ces formes – esthétiques, philosophiques, mentales – aient un fondement ou qu’on puisse en rendre raison. Il adopte et pratique le pragmatisme de Dewey, qu’il interprète non pas tant comme un vérificationniste et un opérationnaliste, mais comme un penseur de l’expérience, de la démocratie et de la communauté. Cette lecture de Dewey, Cometti la doit essentiellement à Richard Rorty, dont il a introduit et traduit l’œuvre en France, et avec lequel il a entretenu un dialogue constant.
Solidarité plutôt que justice, justification commune et consensus plutôt que vérité et objectivité, processus plutôt qu’objets, démocratie radicale plutôt que procédurale, sont les formules du pragmatisme ouvert et antimétaphysique que cherchait à illustrer Cometti, dont son livre Qu’est-ce que le pragmatisme ? (Folio 2010) et sa Démocratie radicale (Folio 2016) qui vient de paraître. Aucun autre domaine ne lui a permis mieux de mettre en valeur son approche antifondationnelle que l’esthétique et la philosophie de l’art. L’art est affaire d’expérience, non d’objets et de propriétés (l’un de ses livres s’appelle L’Art sans qualités (Farrago, 1999), affaire de goût et d’échanges de pratiques sociales plutôt que de jugement, de catégories et de définitions. Cometti, lui-même musicien, aimait le jazz, le pratiquait, et n’a cessé de collaborer avec des artistes. Ses derniers livres portent sur le musée, la pratique artistique, et ses positions pragmatistes s’harmonisaient parfaitement avec certains des courants majeurs de l’art contemporain.
Cette vie de recherche et d’écriture intense a été irriguée, soutenue, et partagée à travers la formidable activité d’éditeur et de directeur de collections, de revues et de recueils collectifs qu’a menée, dès le début de ses travaux Jean-Pierre Cometti. Je l’ai rencontré au début des années 1990, quand il m’a proposé de publier dans sa collection « Tiré à part » une traduction de Donald Davidson. Avec Michel Valensi, éditeur pionnier et comme lui atypique, il avait le projet de publier de courts articles « séminaux » des principaux auteurs contemporains de philosophie analytique. Cette collection fut un succès, même si, dans le contexte français de l’époque, il ne pouvait qu’être modeste. En 20 ans, Cometti y publia Davidson, Goodman, Chisholm, Lewis, Popper, Putnam, Cavell, Bouveresse, Recanati, Rorty, Dennett, Tiercelin, Corrazza et Dokic, Ogien, Hacking, Hintikka, Grünbaum et bien d’autres. Les jeunes (et rares) philosophes qui s’intéressaient alors à la philosophie analytique en France eurent l’occasion de traduire et commenter leurs textes favoris.
Sans les Éditions de l’éclat, jamais cette expansion de la philosophie anglophone n’aurait eu lieu. Éditer, publier les autres, faisait partie consubstantiellement de l’œuvre de Jean Pierre Cometti, qui a traduit et publié plus que tout autre dans notre génération : outre Wittgenstein, Russell, Rorty, Searle, Lewis, Goodman, Dewey, Apel, Levinson, Putnam, Brandom, il a traduit Gargani, Ferraris, Eco, Bürger, et tant d’autres. Traduire élargit le champ, rompt avec les écoles et les spécialistes, et montre qu’on peut passer d’une communauté à l’autre sans schèmes préétablis. C’est pourquoi l’activité de traduction était consubstantielle au travail de Jean-Pierre Cometti. Je n’aime pas l’expression de « passeur » dont on affuble ceux qui font ce travail, car il donne l’impression qu’on ne fait soi-même que passer sans construire sur un fonds à soi, alors que Jean-Pierre Cometti avait évidemment le sien. Mais elle convenait bien à l’esprit de son projet, qui rejetait toute croyance à l’Éternel, aux Normes et Valeurs inviolables, à la Vérité, au Beau, au Sens, aux Idées.
Bien qu’il ait beaucoup fait pour la philosophie analytique, il n’en aimait pas l’esprit rationaliste et obtus. Tous ceux qui, comme moi, croient au contraire à toutes ces choses – et trouvent que le pragmatisme à la mode Dewey-Rorty a un peu trop tendance à tout passer à la machine à laver et à faire déteindre tous nos habits intellectuels – n’en bénéficièrent pas moins de sa générosité, de sa bienveillance un peu ironique et de son amitié. Lui soumettait-on un projet d’édition ou de traduction ? Il s’y lançait, proposant même de traduire lui-même le texte, y consacrant souvent beaucoup de temps au détriment de son propre travail, dans les conditions difficiles de ceux qui sont habitués aux petits éditeurs militants.
Tout le monde n’a pas le don de l’amitié et de l’équité, et il arriva à Jean-Pierre Cometti d’être maltraité dans la Quinzaine littéraire (n°828, 01.04.2002). Il répondit avec humour (QL, n°830, 01.05.2002), non sans accablement face aux ingrats, se rappelant sans doute La Rochefoucauld : « Il n’est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien. » Sa lucidité face à la situation que traversaient et traversent encore les philosophes qui essayent de faire leur travail sans céder aux battages médiatiques qui les précèdent comme un orchestre de cirque, peut se lire dans un article paru dans Le Monde (07.6.1996) où il s’attaquait à la question de l’érosion des conditions du travail philosophique sous la pression du mauvais journalisme et de la philosophie médiatique :
« Il serait agréable de croire que les opérations médiatiques auxquelles on assiste en ce moment traduisent une situation dont la philosophie et ceux qui s’en soucient pourraient légitimement se réjouir. Qu’une certaine philosophie soit à ce jour présente dans des lieux où on ne l’attendait pas, il est inutile de le nier. Le phénomène n’a cependant pas grand-chose à voir avec les raz-de-marée que la moindre mode intellectuelle est désormais censée provoquer. Il est vrai que la griffe « philosophie », en France, offre à peu de frais une justification et un prestige qui demeurent intacts. On ne gagne pourtant rien à entretenir de faux-semblants ; on favorise plutôt, de façon irresponsable ou cynique, la lente désagrégation des conditions qui permettraient à un nombre plus conséquent de livres de rencontrer le nombre minimum de lecteurs sans lesquels ils n’existeraient pas. »
C’était il y a vingt ans. L’irresponsabilité et le cynisme ont eu raison des conditions en question. Lui, prit ses responsabilités et résista. Il laisse une œuvre riche, originale, courageuse, et surtout le sentiment que la philosophie ne serait pas tout à fait la même en France s’il n’avait pas été là.