À l’heure où les États-Unis, à la stupeur générale, semblent céder à un populisme d’estrade, au nom du colt et de la Bible, il est utile et peut-être rassurant, grâce aux travaux qu’a menés Jean-Paul Cometti, de renouer avec un courant riche et important de la philosophie américaine, une belle tradition sociale et démocratique. Certes, le pragmatisme, trop souvent confondu avec l’esprit de compromis, a mauvaise presse, et que dire du libéralisme ? Jean-Pierre Cometti, dans son ultime ouvrage, nous offre la possibilité de redécouvrir avec John Dewey (1859-1952) un autre libéralisme, une « démocratie radicale », voire, au risque de ne pas être compris, un « libéralisme radical » d’inspiration pragmatiste.
Jean-Pierre Cometti, La démocratie radicale : Lire John Dewey. Gallimard, « Folio Essais », 340 p., 8,20 €
À cette vision réductrice et même caricaturale de la société, vue comme le rendez-vous des égoïsmes, il oppose la vision d’un libéralisme véritable qui prendrait en compte non l’individu, dans la solitude où l’enferme son désir de possession et de consommation, mais « l’individualité » qui s’épanouit dans les relations sociales, les interactions, les associations, les actions publiques, voire l’altruisme. Il y a de l’utopie chez Dewey, et Jean-Pierre Cometti rappelle que les revendications sociales portées en 1929 par la League for Independent Political Action, dont il est membre, constituent « un programme ouvertement socialiste » qui se trouvera même en contradiction avec la politique menée lors du New Deal par Roosevelt.
Fidèle à sa position pragmatiste, Dewey plaide en effet pour un changement social permanent, fondé moins sur la parole des experts et la technocratie que sur l’enquête et l’expérience, la formulation d’hypothèses, la prise en compte des conséquences – c’est en cela qu’il est darwinien –, l’attention portée aux résistances dues aux habitudes. Comment bâtir une démocratie sociale radicale ? Le communisme autoritaire des années trente, qu’il a vu de près lors d’un voyage en URSS, conduit dans une impasse parce que « les moyens propres au fonctionnement des sociétés démocratiques doivent être en corrélation avec leurs fins ». « Une démocratie sociale, écrit Cometti, est une démocratie qui se soucie de l’individualité, et par conséquent prête une attention privilégiée à l’éducation et la culture. »
Les positions sociales et politiques de Dewey sont inséparables de sa philosophie pragmatique, de l’idée selon laquelle la connaissance ne doit pas être la contemplation à distance d’une réalité immuable. C’est dans l’action, par l’enquête et grâce à l’expérience, que se constitue la plus solide des vérités, et cela vaut tout particulièrement pour les sciences sociales.
Dense et précis, le livre de Jean-Pierre Cometti est un plaidoyer argumenté en faveur d’un libéralisme rénové, démocratique, radical, à mille lieux de ce néolibéralisme dont il retrace en une page la genèse (p.224). Il attire en particulier notre attention sur deux points qui sont en liaison directe, semble-t-il, avec les préoccupations de l’heure sur l’Ancien Continent. Il établit un lien entre les espérances de Dewey et la notion déjà ancienne d’« agir communicationnel » chez Habermas, autrement dit avec cette démocratie participative dont le besoin se fait tant sentir face aux pouvoirs impersonnels et aveugles de la « Grande Société ».
La question du climat et de l’environnement en est l’illustration. Dewey semble également retrouver une pertinence par la manière originale (dans Expérience et nature, 1925) dont il formule certaines relations entre l’homme et la nature : la philosophie politique traditionnelle resterait tributaire d’un « héritage anthropocentrique », dualiste, qui oppose l’homme à son milieu naturel, tenu pour distinct et inférieur, exploitable sans réserve. On sait aujourd’hui les dangers d’une telle conception. Est-il possible d’imaginer avec Dewey « une démocratie plus fluide », « qui étendrait les processus de la délibération et de la décision à une échelle collective » et « perdrait la rigidité propre au régime des experts » ? C’est en cela que la philosophie optimiste de Dewey pourrait être une pensée de la « reconstruction ».