Si tout oppose les deux derniers livres d’Olivier Rolin, on pourra voir dans la gravure représentant un oursin qui figure sur la couverture de l’ouvrage écrit avec l’artiste Érik Desmazières (voir l’article de Gérard Cartier) un symbole commun. La saveur de Veracruz ne se livre pas d’emblée, et ce sont les piquants qui l’emportent. Ils ont un centre et filent dans de nombreuses directions. D’une certaine façon, Veracruz est un roman centrifuge ; la dernière page lue, on a envie de reprendre la lecture pour en trouver les clés.
Olivier Rolin, Veracruz. Verdier, 130 p., 13 €
Le narrateur de Veracruz, un conférencier venu expliquer à son public mexicain pourquoi Proust « l’énerve », tombe soudain amoureux de Dariana, jeune femme énigmatique, d’une beauté qui le bouleverse. Leur amour ne dure pas ; elle disparaît. « C’était un amour faucon. Surprise et rapidité, qui étaient sa loi, ne laissaient-elles pas présager un désamour aussi brutal ? »
Quelques semaines après, en effet, il reçoit une lettre contenant quatre récits. Il ne sait qui les a écrits, et les lit sans trop s’interroger sur leur origine et leur sens. L’histoire rapportée est brutale, sombre et sanglante. Dans le huis clos du palais Médina Schmidt, dans lequel cette vieille famille aristocratique a tout connu, quatre personnages parlent tour à tour. Ignace, prêtre défroqué, présente cette famille sur le point de disparaître, s’autodétruisant avec un raffinement effrayant : viol, infanticide, inceste, trafics divers, tout aura été bon. Miller, époux de Susana alias la Señora, est une brute qu’elle hait. Autant qu’elle hait El Griego, son père. Elle veut se venger des trois hommes et médite son crime. Un ouragan, l’effondrement du palais et la découverte de quelques corps masculins, laissent penser que le destin s’est ainsi accompli.
Vient pour le narrateur le moment de comprendre, activité qui consiste à établir des liens de cause à effet : « Mais le monde n’est peut-être fait que de hasards, de rencontres et d’éloignements fortuits, de moments dont aucun n’appelle l’autre. Le monde se joue aux dés à chaque instant. Il est un kaléidoscope dont les éclats colorés se recomposent sans cesse pour former de nouvelles figures. » Le narrateur cherche les liens entre Susana et Dariana : un pendentif de cristal semblable à la perle que son amante portait ? Des promenades non loin de la guinguette de la Danseuse morte ? Et quel rôle joue Nermina, prostituée qui apparaît fugitivement, personnage secondaire donc ? Le lecteur est lui aussi dans l’œil du cyclone, cherchant son chemin dans cette atmosphère pesante et obscure. S’il y a un sens à cette histoire, il est peut-être dans la conclusion qu’en tire le narrateur : « Chacun des moments beaux qui nous est donné est une fin en soi, une perfection dont il faut se laisser envahir comme de celle d’un tableau bouleversant découvert soudain, parmi d’autres, ternes, dans la salle d’un musée. »
Ce court roman constitue, comme tous les livres d’Olivier Rolin, un art poétique. L’écrivain travaille dans des registres variés : à l’apparente désinvolture du premier récit succède la noirceur et la densité du récit central. Le narrateur se moque de lui, se montre en érudit assez agaçant, mal vu par les locaux qui ne comprennent pas ce gringo. La rencontre avec Dariana le bouleverse, et cela tient à la soltura (l’aisance) de sa démarche : « Il y a parfois dans un geste, une démarche, une façon de se retourner vivement pour sourire, un froncement du nez, plus d’esprit que dans une création purement intellectuelle. »
Au contraire, les quatre personnages qui se détruisent par les mots sont dans l’excès, parlent de manière brutale, disent leurs passions délétères sans détour. Le corps de Susana, femme convoitée par les trois hommes, est décrit avec toute la tension du désir, d’un désir qui ne trouve jamais satisfaction. On pense aux Cenci mis en scène par Antonin Artaud, ou à certaines toiles du Caravage ou d’un Goya défait par sa folie. Le rythme des phrases traduit les différences. La résignation d’El Griego, père incestueux privé par Miller de sa victime, passe dans des phrases nominales, des points de suspension… La langue de Miller est abrupte, sans détour ni nuance. Il hait Ignace, le méprisant pour commencer : « Noire outre de fumets fétides, tout ça frelaté, tourné, relevé d’odeur de foutre giclé sous la soutane, figé avec de l’ail et du beurre rance, quand je pense que c’est moi qui ai ramassé ça… »
La dernière partie du roman, à Shanghai, fait écho au premier chapitre : le narrateur découvre, dans une bibliothèque des jésuites, des textes qui rappellent ceux que Miller, El Griego et leurs sbires vidaient de leurs pages pour les remplir de cigares de contrebande. Le départ d’une jeune femme aimée d’un prince chinois rappelle celui de Dariana. Du moins, on le lira ainsi puisque rien n’est dit.
Le cadre du roman est ce Mexique furieux que l’on avait découvert chez Rolin dans L’Invention du monde. Le Mexique des narcos qui défigurent leurs victimes, celui des cantinas où le narrateur tente d’oublier Dariana, s’humilie, comme d’autres dans ce même pays. L’action se déroule en un temps d’ouragan, ouragan qui porte le prénom de Susana et auquel celle-ci s’identifie.
Roman bref et intense, Veracruz s’inscrit dans l’œuvre de Rolin de façon singulière. Le romancier n’écrit jamais deux fois le même livre, se donne des contraintes variées pour chaque texte. Ici, entre autres, écrire les langues de l’amour, du désir, dans leur diversité, mêler au français classique qu’il admire – avec ce qu’il faut de latin dedans – l’espagnol plus brutal qu’il aime.