Pensé autour de la figure de l’écrivain Thomas Hardy, Hiver, troisième roman de son auteur, est le premier de Christopher Nicholson à être traduit en France. Avec l’arrivée des frimas, ce conte d’hiver aux accents biographiques donne l’occasion de revenir une fois encore sur ce qui fait l’anglicité des œuvres d’outre-Manche.
Christopher Nicholson, Hiver. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Lucien d’Azay. Quai Voltaire, 320 p., 22 €
« Donnez-moi un écrivain anglais », telle pourrait être la première formule de ce qui n’est quand même pas un mode d’emploi, tout au plus un relevé de terrain. Longtemps taxé de régionalisme, avant que ne s’impose son universalité tragique, Thomas Hardy est le grand romancier du Wessex, l’ancien royaume du roi Lear, dans l’Ouest de l’Angleterre. Marquées au sceau du déterminisme darwinien, ses fictions furent jugées trop sombres par ses contemporains victoriens ; après l’échec de Jude l’obscur, l’ancien tailleur de pierre reprit le chemin de la poésie. C’est au crépuscule de sa vie que Nicholson le met en scène, alors que, remarié à Florence Emily Dugdale, il s’est épris de Gertrude Gubler, la jeune campagnarde qui se découvre un talent pour la scène, et à qui il offre d’interpréter le rôle de Tess, elle dont la mère lui avait inspiré le personnage phare de Tess d’Urberville. Réservant la troisième personne aux méditations sinueuses de son romancier, Nicholson offre aux deux personnages féminins de son récit l’occasion de se raconter, à la première personne, entre grandes espérances et amères aigreurs.
« Donnez-moi ensuite un référent anglais » : dans cette campagne entièrement placée sous les ordres du général Hiver, tout respire l’anglicité, y compris les sombres pins qui emprisonnent Max Gate, en un discret rappel de Ferndean, la propriété enclavée abritant les amours de Jane Eyre et Rochester. Les ressources de la langue se trouvent ici mobilisées, dans son aptitude à rendre un réel particulier, celui qu’on désigne sous le nom commun d’hiver, mais dont Hiver restitue toute l’idiosyncrasie, ainsi que l’inépuisable et paradoxale capacité à se renouveler. Trois cents pages se passent à évoquer, à invoquer, tel un magicien, une saison tout à la fois brumeuse et glacée, engourdie et tranchante, humide et d’une sécheresse de silex, sans que jamais la monotonie ou l’ennui ne guette.
« Donnez-moi un corps, et son contraire », enfin. Un corps de romancier âgé – Hardy est dans sa quatre-vingt-quatrième année –, perclus de rhumatismes, quoique portant encore beau, ralenti, fatigué, pétri d’égoïsme, mais encore vivace (comme le veut l’adjectif « hardy »). Mais ce corps décharné, plongé dans le baquet dans lequel il prend son bain hebdomadaire, subit une poussée inverse à celle qu’il exerce sur l’eau sale et grasse.
Assis toute la journée à son bureau, Hardy s’évade, sa pensée flotte et vagabonde au-dessus de son corps et de sa demeure, pour bientôt se retrouver en surplomb de sa propre tombe. L’une des séquences les plus saisissantes du livre le montre assistant à sa propre inhumation, pas dans le cercueil, sur lequel le pasteur aura jeté une poignée de terre, mais juché sur une branche d’arbre, depuis laquelle, la tête penchée de côté, il attend le cortège funèbre, notant l’absence ou la présence de tel ou tel confrère, cherchant des yeux sa Florence avec son vieux chapeau cloche, au bras de James Barrie, le créateur de Peter Pan. C’est que les corps anglais ont la propriété de se rêver autres qu’ils ne sont, rejoignant en cela l’intuition de l’historien d’art Nikolaus Pevsner, le premier à avoir vu dans l’absence de nus au sein de l’art anglais le signe d’une réserve foncière à l’endroit de la chair. Réserve qu’il mettait du reste sur le compte moins de la censure puritaine que d’une tenace et plus ancienne tradition d’idéalisme philosophique. Nous pensons, diraient les Anglais, si l’on emprunte les mots d’Alain Jugnon, « comme les images des corps que nous sommes, nous sommes comme des corps que nos images pensent ».
Se voulant davantage métaphysique que gothique, Hiver cultive néanmoins une forme de quiète et chaste nécrophilie ; amoureux de la chair des ombres dont il se nourrit et au milieu desquelles il évolue, il procède d’une morte, principalement, Emma Lavinia Gifford, la première femme de l’écrivain, dont le souvenir hante Thomas, inconsolable, et trouble Florence, en proie à une forme de jalousie maladive et incontrôlable. La lande des Hauts de Hurlevent n’est pas loin, non plus que la Manderley de Rebecca, de Daphne du Maurier, à ceci près que le Wessex n’est ni le Yorkshire ni la Cornouaille battue par les vents.
Florence se plaignait de ce que le couple ne reçût jamais personne, une fois l’hiver installé. Hiver, en revanche, s’avère un livre hospitalier, tant le maître de céans y fait preuve de générosité envers ses hôtes, les lecteurs que nous sommes. Malgré l’inconfort apparent du lieu, la lumière déclinante et les élans qui s’étiolent ou se racornissent, on s’y sent en pays de connaissance, certes froid mais jamais réfrigérant. Hiver abrite, recueille et cultive entre ses pages tout un trésor de sensations et de réflexions, mais surtout de phrases, qu’on brûle de faire connaître autour de soi – dans l’intimité et le silence, cependant. C’est que, admirablement traduit par Lucien d’Azay, le roman a été pensé pour un cercle de fidèles, communiant dans l’amour de Thomas Hardy comme on monte la garde devant la tombe d’un empereur assyrien, au British Museum ou ailleurs. Mais, ainsi que le ferait remarquer Florence, qui sera là pour veiller les femmes du grand homme quand elles auront disparu ?
Dans les parages transis de Max Gate-La-Morte, par analogie avec le funèbre Bruges-la-Morte que signa en son temps Georges Rodenbach, lui aussi romancier et poète, se déploie la trame d’un poignant poème d’hiver, comme le fut en son temps « La Belle Dame Sans Merci » de John Keats : « Les joncs de l’étang sont flétris. Et aucun oiseau ne chante ». Ce n’est qu’in extremis que la chaleur reviendra et que les renoncements, de Gertrude en particulier, trouveront matière à consolation, à la faveur d’une résolution laissant tout de même (un peu) à désirer. Shelley, pourtant l’un des héros revendiqués du livre, avec le Coleridge de « Minuit de glace » (« Frost at Midnight »), aurait, lui, soufflé une conclusion, celle de « L’Ode au vent d’Ouest », autrement plus roborative : « Si vient l’Hiver, le Printemps peut-il être loin ? »