« Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? » concluait l’un des narrateurs du Spleen de Paris. A l’instar de ce dernier, celui d’Histoire de la violence se moque – quand bien même il semble prétendre le contraire – de ce que la description et le récit peuvent nous dire d’un état du monde. Il ne fait pas ici œuvre de sociologue. En multipliant les écrans entre lui et les autres, entre le réel et le texte, il tourne d’une façon obsessionnelle, aussi insupportable que captivante, autour de la figure littéraire et politique construite dans son précédent livre – celle-là même d’Édouard Louis.
Édouard Louis, Histoire de la violence. Seuil, 229 p., 18 €
Cette figure – qui n’est pas qu’un artefact littéraire – est le produit de deux milieux, deux rapports au monde, deux langues pour les dire. Elle s’origine en Eddy Bellegueule, premier nom d’Édouard Louis, étudiant en sociologie, homosexuel et issu d’un milieu rural populaire, « monté » de la campagne picarde aux grandes écoles parisiennes ; plus que l’incarnation du passage d’un milieu social à un autre, Édouard Louis est surtout la figure d’un jeune homme faisant de l’écriture elle-même une puissance de transformation du réel, un facteur d’émancipation, de quoi sortir de soi, d’outrepasser d’où l’on vient et ce qui nous arrive. Du moins sa démarche nous le promet-elle ; mais il n’est pas sûr qu’Histoire de la violence y parvienne toujours, en dépit des formidables effets que ce livre procure.
Ici, le narrateur du texte – qui ressemble à s’y méprendre à son auteur – écoute en cachette sa sœur raconter l’agression – verbale, physique, sexuelle, symbolique – dont il a été victime un an plus tôt. Elle s’adresse à son mari silencieux. Lui, Edouard, relate à la fois le discours de celle-ci et sa propre déposition au commissariat – deux récits par définition tronqués -, afin de reconstituer cette nuit de Noël durant laquelle « Reda », un jeune homme d’origine kabyle, l’a volé, violé et menacé d’un revolver dans son appartement parisien. Ces écrans sont autant de masques et de miroirs, finement élaborés à partir d’un dispositif narratif quasiment scénique, que l’on pourrait aisément imaginer mis en œuvre pour ces personnages de théâtre écoutant les autres à leur insu ; c’est la position du voyeur ou de l’amant, mais ici la dissimulation, le secret et le mensonge sont littéralement « mis en scène » afin de traiter, en tant que puissants ressorts de l’identité personnelle, de la peur (« il ne me reste plus que le langage et j’ai perdu la peur, je peux dire « j’avais peur » mais ce mot ne sera jamais qu’un échec, une tentative désespérée de retrouver la sensation, la vérité de la peur ») et de la honte (« à croire que ce qu’on appelle la honte est en fait la forme de mémoire la plus vive et la plus durable, une modalité supérieure de la mémoire »).
C’est aussi que cette parole-là, illégitime, celle d’Eddy Bellegueule rendue possible par Edouard Louis, est régulièrement interdite lorsqu’elle est ramenée à ses caractéristiques sociologiques ; d’où les procès en « indignité » ou en « misérabilisme » faits à celui qui la prend soudain sans scrupules. Le livre d’Edouard Louis, une nouvelle fois, est un livre fort sur ce que signifie prendre la parole et par là « faire sa vie ». Ainsi au moment même de l’agression, le narrateur dit : « le simple fait de me lever et d’oser prendre la parole était à ce moment-là un acte que j’ai vécu comme immensément difficile et téméraire, le seul que je pourrais définir comme courageux ce soir-là, de mon point de vue. » La scène de viol n’est pas décrite, pas plus que dans Sanctuaire celle de Temple Drake (qu’Édouard Louis mentionne dans son texte), et pas plus que Temple, il ne fuit. Lui qui a fui moins son milieu que la violence qu’il y subissait, il écrit plutôt un texte sur ce qu’est cette incapacité à la fuite pour ceux qui ont été habitués à ne rien dire – désirant, finalement, être une bonne fois pour toute cet Edouard Louis et en avoir pour de bon fini avec Eddy Bellegueule.
Pourquoi donc ce livre au rythme emporté est-il aussi stimulant qu’insupportable ? Qu’y a-t-il d’aussi riche et d’aussi agaçant dans la reconstitution de ce fait divers intime ? Désespérée et courageuse, la voix du narrateur touche une corde sensible, comme faisant résonner en nous sa propre expérience, comme si elle n’était déjà plus totalement la sienne. L’effet est puissant : on suit et on sent au plus près les circonvolutions de cette âme blessée, qui se regarde souffrir dans le passé et partage son exaspération envers l’incompréhension des autres, parlant avec justesse du sentiment d’étrangeté à soi que lui a procuré (à lui, et sans doute à d’autres) l’expérience de la violence. A travers cette violence « minuscule », Edouard Louis nous dit quelque chose de difficilement admissible, mais de si bienvenu, sur cette ère de la victime et du témoin dans laquelle nous vivons : « pourquoi est-ce qu’on impose aux perdants de l’Histoire d’en être les témoins – comme si être perdant n’était pas suffisant, pourquoi est-ce que les perdants doivent en plus porter le témoignage de la perte, pourquoi est-ce qu’ils doivent en plus répéter la perte jusqu’à l’épuisement (…) Non, c’est le contraire, c’est le contraire qui devrait arriver, tu devrais avoir le droit au silence, ceux qui ont vécu la violence devraient avoir le droit de ne pas en parler, ils devraient être les seuls à avoir le droit de se taire, et ce sont les autres à qui on devrait reprocher de ne pas parler. »
Mais pourquoi, alors, est-ce aussi insupportable, et d’autant plus intéressant ? Non pas qu’il y ait là quelque chose de gênant, car ce livre est faussement impudique par sa « mise en scène », mais qu’un tel narrateur ne s’interroge jamais sur ce qui permet justement à son récit d’exister (le fait même d’avoir publié un premier livre à succès) et ne thématise pas ce nouveau rapport à la prise de parole ; qu’il s’emploie à séparer les mondes sociaux plus qu’ils ne sont déjà ; que faire parler un personnage issu des classes populaires doive pour lui forcément passer par une langue dont on perçoit les contours artificiels ; qu’il ne fasse jamais part de ce qu’a changé l’écriture dans son rapport à la violence et à lui-même ; qu’il ne se libère jamais des assignations que cette expérience l’a poussé à admettre (« Reda » restant par exemple l’un de ces « petits Kabyles ») ; enfin, que citer Imre Kertész, qui a fait une œuvre magistrale de l’expérience de l’extermination des Juifs, soit l’ultime recours afin de déborder et de sublimer l’expérience singulière de l’individu – tout ceci rate l’ambition annoncée en titre : écrire une histoire intime de la violence qui deviendrait l’histoire de la violence elle-même, faire du récit de cette agression le lieu d’une universalité.
Cet échec s’explique peut-être et en est d’autant plus émouvant. Edouard Louis se trouve incapable de faire « autre chose » de son expérience individuelle parce que c’est justement cette parole-là, intime, radicalement singulière, qui a besoin de se trouver une place, de signifier quelque chose sans renvoyer vers autre chose que l’expérience personnelle : « Je désirais que tout le monde sache mais je voulais être le seul au milieu d’eux à discerner la vérité, et plus je le disais, plus j’en parlais, plus je renforçais mon sentiment d’être le seul à réellement savoir, l’unique, par contraste avec ce que je considérais être la naïveté risible des autres. » Edouard Louis reste pour ce faire dans une économie du mensonge, « parce qu’on en met de l’énergie à se mentir » dit à un moment la sœur du narrateur, dont les mots se font de plus en plus justes : « Edouard il met un masque et il joue tellement bien son rôle qu’au final ceux qui lui ressemblent ils l’attaquent en pensant qu’il est du camp adverse (…) Je crois qu’il veut partir vite de peur de redevenir comme avant pour toujours. » L’énergie du texte est justement d’organiser le mensonge de soi à soi : une plainte de police ou un récit à sa sœur étant incapables de la saisir, le texte devient alors le lieu de ce « vrai » ordonnancement de l’expérience – « vrai » pour soi, « vrai » dans l’expérience de l’écriture.
Histoire de la violence poursuit de cette manière le combat inauguré avec Pour en finir avec Eddy Bellegueule et en cela construit une œuvre singulière. Sans le savoir sans doute, « Reda » a ramené Edouard à sa première condition. Le récit de cette agression n’est que le prétexte pour tenter de nouveau de tuer Eddy. Il est toujours là à la fin du texte. Non, Edouard Louis n’en a pas fini avec Eddy Bellegueule, c’est là même le sens de ce qu’il fait en écrivant : il essaie d’en finir. « Je suis caché de l’autre côté de la porte, je l’écoute » : être caché, c’est encore la condition même de pouvoir prendre la parole.