Quoi qu’on fasse, ou ne fasse pas, ils arrivent, chaque jour ou presque.
Factures, devis, rappels de dettes ou de rendez-vous, journaux et revues, modes d’emploi, autorisations de prélèvement à signer, épreuves à relire, sans parler de ceux qu’on va chercher parce qu’il faut : résultats d’analyses de sang, radios, dossiers divers. Et les quittances, censées vous libérer de vos dettes, et qu’on doit conserver pour faire face à une éventuelle contestation du créancier.
Ils s’accumulent, les papiers. Et ce en dépit de la dématérialisation (belle invention que ce mot) des documents, censée progresser, et qui ne fera que compliquer la tâche de chacun, en transformant chaque individu en gérant et comptable non salarié (et incompétent en informatique) de l’entreprise qu’il constitue à son corps défendant.
Le souci de faire face aux différentes demandes, souvent pressantes. Mais aussi celui d’entreposer et de classer, de façon à pouvoir s’y retrouver le moment venu.
Car il n’y a pas que les papiers dits administratifs, puisque nous vivons dans une société administrée, selon l’expression de l’école de Francfort. Il y a tous les autres écrits, ceux que les héritiers découvrent avec ennui (ils ont d’autres soucis, à ce moment-là), et qu’ils jettent précipitamment ou entreposent pour un éventuel examen ultérieur.
Les lettres, d’abord, qu’on a conservées parce qu’elles disaient quelque chose, ou venaient de quelqu’un de proche, à qui l’on tenait, et parce que sur le moment on ne peut anticiper sur l’insignifiance future, même si on la pressent : des amis qui ne seront plus des amis, d’autres dont on aura oublié pourquoi on les avait fréquentés, des échanges portant sur des sujets qui avaient paru importants.
Et les papiers sur lesquels on note quelque chose pour soi-même, une idée ou prétendue telle, une tâche qui à ce moment-là se dessinait dans l’esprit avec clarté. Et tout ce qu’on avait noté sur des feuilles détachées ou des cahiers, pour conserver le souvenir de ce qu’on oubliera vite : des rencontres, des confidences qu’on a reçues, des moments d’exaltation ou de désespoir, des idées ou ébauches d’idées qu’on avait crues fécondes. Des phrases.
D’autres papiers se sont rassemblés dans le désordre, dans des rayonnages, des casiers, des boîtes : des catalogues d’expositions, des invitations à un vernissage ornées d’une belle image, des programmes devenus caducs. Les énumérer est presque aussi épuisant que de les passer en revue, de les manier, d’avoir à constater qu’ils renvoient à des urgences ou à des moments d’excitation révolus, de se demander pourquoi on a cru bon de les conserver alors que des institutions existent dont c’est la fonction. Disons-le : c’est qu’on imaginait utile de conserver des traces de ces moments d’une vie. Pour soi-même, ou pour des proches destinés à hériter de ces traces.
Ce n’est pas tout : dans des tiroirs, des cartons à chaussures, des albums dans le meilleur des cas, des photos en très grand nombre. Insignifiantes ou précieuses, selon le regard qui se pose sur elles, selon les temps aussi : sous l’effet d’une curiosité nouvelle, certaines sont recherchées, scrutées, interrogées, alors même que n’est plus là la personne qui savait, se souvenait. « Qui est cet homme penché vers elle, sous l’arbre ? » « C’était qui, cette amie qu’on fréquentait alors ? – J’ai oublié. »
Ces photos, devenues numériques, on les confie volontiers désormais à la mémoire de l’ordinateur : elles prennent moins de place, mais leur survie n’est pas vraiment assurée, car ce type de documents s’efface avec le temps, avec le remplacement de l’appareil, ou devient illisible, sinon peut-être par des experts.
Grâce à cette conservation apparemment indestructible, prend consistance l’espoir non seulement d’une archive éternelle, mais encore de pouvoir plonger dans le passé, de l’explorer mieux même qu’il ne fut vécu ou éprouvé. Dans certains cas (on l’a vu avec le beau livre de Daniel Mendelsohn, Les Disparus, en 2007 en français), une enquête rétrospective patiente arrive à son but, et le passé semble vivre comme jamais. C’est merveilleux, et poignant. C’était aussi le cas de la recherche qu’avait menée Phil Casoar (un nom de plume) sur Les Héros de Budapest (Les Arènes, 2006), deux adolescents anonymes photographiés dans la rue lors de l’insurrection de 1956, et qu’il avait fini par identifier, jusqu’à comprendre quelle était la nature du lien – de camaraderie amoureuse – entre eux, leurs noms, leurs destins : lui fusillé lors du retour des Soviétiques, elle émigrée en Australie. Tout cela par la vertu d’une, puis de nombreuses photos de presse, ou d’identité, ou de famille.
Tout garder ? Tout jeter ? Le vertige vous prend, entre sentiment de la responsabilité, et de l’inutilité de tout. Mais il mérite une pensée, le futur curieux qui enragera de ne pas disposer de la preuve qu’il recherche, ou se réjouira en mettant enfin la main sur la photo ou le document recherchés, alors qu’il n’y aura plus de témoins vivants.