L’audacieux de la langue

Né en 1951, François Boddaert est l’un des très rares poètes français qui osent ou peuvent se confronter à l’histoire et à l’extrême difficulté de son écriture, dans Bataille (mes satires cyclothymiques) qui paraît aux éditions Tarabuste.


François Boddaert, Bataille (mes satires cyclothymiques). Éditions Tarabuste, 144 p., 13 €


Reprenant le questionnement sur les civilisations (où l’avait laissé un André Frénaud dans La Sorcière de Rome), François Boddaert le replace au cœur des guerres et des charniers qui sont à ses yeux constitutifs1 de l’évolution humaine.

Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les connaître… L’indulgence envers eux est atroce, la clémence est parricide.2

Couthon s’enflait (perclus d’effroi),
roulait vers la tribune, sa plinthe,
cinglait les hommes : Le méchant seul tremble quand
il agit ! »
Au ghetto réduit de Minsk, les bûches d’hommes
s’empilaient stères, pas si loin de Katyn –
russifiés strates, un saturnisme dans les crânes.
Et Sikorski quêtait ses troupes en Sibérie,
la délogeuse jamais vue :
Ah ! puissant miasme de son nom.

Comme tous les grands livres des dernières décennies – et là je parle aussi bien de Phrase de Lacoue-Labarthe, que de La descente de l’Escaut de Franck Venaille, que de Le plus réel est ce hasard, ou ce feu de Jean-Paul Michel – Bataille impose, et son écriture faite de concassages et d’agglomérats surprenants, et la lecture qui nous en ménage l’accès. Pour que se révèlent les richesses des huit longs poèmes et des deux proses qui les encadrent3, il faut une attention flottante, être sensible aux suspensions diverses que nourrit une tension jamais retombante, et saisir la succession d’événements sonores qui font sens. Quitte à revenir sur les zones obscures, un dictionnaire des mots inusités et des noms propres à la main.

Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique, soit par la force, soit par la ruse.

Cour d’isolement de la Préfecture de police
coulant ses nœuds aux nuques algériennes ;
le canal Saint-Martin dégorgeait vers la Seine
toutes glottes accolées sans la corde sans la chaise –
tranchées trachées garrottées juste !
Fameusement ça craque (écho vers Bilbao)…
Franchir les gaves, les monts ; passer par les cols,
la légende ferrailleuse du crique :
« Le sang tout clair au long du corps rayonne… »

Pour Boddaert les poètes sont « les audacieux de la langue » à qui il revient de lutter contre « la sensure »4 d’hier et l’actuelle hégémonie libérale, en prenant en charge la totalité humaine, y compris quand elle est inhumaine5. Ce défi relevé par Villon, de Viaux, d’Aubigné, Rimbaud et Hugo, n’est d’ailleurs pas sans se retourner très vite contre ses propres valeurs. L’art pompier et la littérature ayant suivi la libération en témoignent ! Les clichés, les généralités menteuses, les hyperboles des dénonciations unilatérales et du prophétisme guettent dans chaque mot. Dès 1987 et Tombeau du goût français (qui porte en exergue une citation de Kant tirée de Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine), François Boddaert a su déjouer les risques de la leçon comme les pièges de l’idéologique. Il écrit avec et non sur l’histoire et n’est pas plus au-dessus de la mêlée que partisan parce qu’il reste attentif à la justesse de ses vers.

L’accusé sera interrogé à l’audience et en public : la formalité de l’interrogatoire secret qui précède est supprimée comme superflue.

La veuve du Mékong aux muses de napalm
essore, tord, la lessive crânienne :
« La cruauté que nous avons subie était
plus longue qu’une rivière
plus haute qu’une montagne,
plus profonde qu’un océan. »
Des rizières suintaient – dans la nuit réceptrice
(ses micros baladeurs) – l’aigre jus d’Annamites,
et l’écho ravageur des pales, des rotors.

Aperçus d’un quotidien familial ou amical, réflexions sur la place du vocabulaire guerrier dans la constitution du français, tournures à la Villon, goût mallarméen pour les jeux de langage, détails notés lors de voyages, citations… L’écriture ici est un creuset. À force de pauses et de reprises à plusieurs années de distance, de liberté totale par rapport aux modes de représentation, de vers s’imposant d’un coup et d’impulsions satiriques, elle parvient à fondre en un seul rythme des éléments disparates. S’il est difficile de définir un art poétique qui est la quintessence de 35 années d’exigence, je me risquerai à mettre en évidence quelques-unes de ses composantes.

– Une mémoire historique et littéraire impressionnante qui s’enracine dans une formation classique très complète, évolue au gré d’études de philosophie, d’art et d’archéologie à la Sorbonne, et s’amplifie désormais grâce à une curiosité intellectuelle constante, François Boddaert se préoccupant de journaux en provenance de partout, d’essais très spécialisés et de pamphlets inconnus du commun des mortels.

– Une rumination totalement à l’abri du besoin de reconnaissance6 qui fait que la rédaction d’un poème peut prendre des années parce qu’un problème de formulation demeure en suspens et que sa solution doit être « donnée » et non obtenue à grand renfort de technique.

– Un esprit d’enquête qui mène celui qui a croisé un temps Leroi-Gourhan à aller sur le terrain des grands affrontements (Austerlitz par exemple), en compagnie d’autres poètes (Vargaftig, Commère, Grégoire…) pour nourrir son travail de sensations et de détails.

– Une oreille particulièrement bien éduquée qui lui permet aussi bien d’introduire des échos de poètes du passé que de faire confiance aux sonorités plus qu’au sens immédiat.

S’il existe des preuves, soit matérielles, soit morales, indépendamment de la preuve testimoniale, il ne sera point entendu de témoin.

Ça dresse un monde à l’ordre raide,
piège la gare de Bologne, pulvérise cette banque
à Milan.
Les bougres se dissolvent dans le souci de vaincre :
partout l’époque gicle aux jointures,
sautent verrous, déflagrent maints ordres
et boursicotent les âmes –
fêlures, fissures, fractures et failles…
Les chiffres, toujours sont de l’autre côté des
hommes.

Bataille est un livre qui vient de loin. Ami d’Henri Thomas, le jeune poète d’une trentaine d’années qui a ouvert une librairie à Sens et commence à publier, François Boddaert ne sait pas, bien sûr, comment il donnera corps au livre dont il a l’ambition et combien de temps en durera l’élaboration. Mais il sait déjà qu’il aura Bataille pour titre, qu’il réunira des poèmes et des extraits de textes (Démosthène, Turenne… Giono) sur la guerre, et que sa versification devra satisfaire une attente elle aussi encore indéfinie puisqu’elle est le produit de vers appris par cœur (de Péguy, de Rilke…), de son amour pour Villon, d’une douleur souterraine, de discussions avec les poètes et les peintres qu’il fréquente, de sa répugnance envers ce qui sent la sueur ou la suffisance… et de bien d’autre choses encore.


  1. Du moins depuis le néolithique
  2. Les quatre séquences citées font partie d’un poème, Dans la terreur, qui en comporte dix. Toutes introduites par un fragment des décrets de Grande Terreur votés par la Convention le 22 prairial de l’an II, toutes s’emparant d’un épisode lié à une forme ou à une autre de terrorisme, toutes renvoyant à la violence d’état.
  3. La seconde qui résulte de vacances dans l’ancien empire soviétique est particulièrement réussie.
  4. Bernard Noël.
  5. Si affirmer que la bravoure des soldats a son équivalent dans les luttes symboliques a pu sembler une exagération, les événements récents et les demi-condamnations autour de l’affaire des caricatures, montrent malheureusement que la mort peut être encore être le prix à payer pour la défense de l’imagination.
  6. Alors qu’avec sa collection « Les Solitudes » il est régulièrement placé sur le devant de la scène, il préfère en tant qu’auteur demeurer en retrait.

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