Le dernier roman de Scholastique Mukasonga, Cœur tambour, a pour figure centrale la chanteuse Kitami, diva ensorcelante, et ensorcelée, entourée de ses trois tambourinaires, un Guadeloupéen, un Jamaïquain et un Rwandais ou un Ougandais, selon les jours. Plongée au cœur de la musique caribéenne et africaine, Cœur tambour raconte au lecteur les origines du mal et le destin tragique de ceux qui tentent d’empêcher son surgissement. Scholastique Mukasonga revient sur l’histoire de son pays, le Rwanda, en explorant les ressources du mythe.
Scholastique Mukasonga, Cœur tambour, Gallimard, 176 p., 16,50 €
Le récit se présente tout d’abord comme une enquête, menée après la mort mystérieuse de Kitami, extraordinaire chanteuse habitée par l’esprit de la reine Nyabinghi. Cette artiste aux pouvoirs quasi surnaturels, accompagnée par des tambourinaires tout aussi fantastiques, défrayait régulièrement la chronique à l’occasion de concerts qui ressemblaient davantage à des « cérémonies rituelles » et qu’elle présidait, dans l’esprit de certains, en véritable « talisman vivant » aux pouvoirs de « thaumaturge ». De l’Afrique vers l’Amérique, en passant par les Caraïbes, l’itinéraire du groupe formé autour de Kitami s’est interrompu brutalement avec sa mort, dans une ancienne plantation esclavagiste où le groupe avait décidé de s’établir, sans que s’éteignent des critiques contre sa « mégalomanie croissante » puisqu’elle « semblait se prendre pour la réincarnation d’une reine dont l’existence historique était plus que douteuse. »
En effet, au cœur du récit de Scholastique Mukasonga se trouve Nyabinghi, souveraine qui, dans les récits légendaires, est associée à la lutte contre la domination coloniale et contre la domination masculine. Ce personnage puise ses racines dans la réalité historique, celle du combat que mena une reine pour défendre son territoire, au nord du Rwanda, contre les Blancs « à gros ventre et à moustache, avec leurs gros cigares », qui « à la fin d’un grand repas » pensaient avoir à se partager un « bon gâteau qui s’appelle Afrique ». Mais ce qui intéresse tout autant l’auteur, c’est la dimension mystique de Nyabinghi. Scholastique Mukasonga réactive dans Cœur tambour les contes chuchotés par sa mère lorsqu’elle était enfant, récits que l’on ne pouvait dire que dans le secret et la nuit du foyer parce qu’ils comportent leur lot de transgression et de mystère, légendes et mythes interdits par l’Église catholique et par le pouvoir politique.
Aux interrogations qui ouvrent le roman, et qui font l’objet d’une enquête menée par un narrateur décidé à résoudre le mystère de la mort brutale de Kitami, succède le récit de Prisca, jeune Rwandaise, livré par lui tel qu’il l’a reçu, méticuleusement consigné dans un carnet, accompagné de dessins et d’un mystérieux fer de lance.
Si le procédé n’est pas franchement original, il faut reconnaître ici qu’il fonctionne plutôt bien. Le récit de l’enfance de Prisca au Rwanda retrace les principales étapes de l’existence d’une jeune fille encline à la solitude et à la rêverie, attirée par les marais et ses sorcières, doublement exclue, en tant que fille et en tant que Tutsi. La protection d’un Blanc, le père Martin lui permet toutefois d’accéder au lycée, malgré les quotas. Mais elle n’en demeure pas moins Tutsi, et l’exil devient inévitable, sur la route duquel elle rencontre ses nouveaux amis musiciens, et surtout, Ruguina, le tambour de Nyabinghi, jusque-là caché et conservé par des Hutus, anciens cultivateurs, qui autrefois battaient les tambours à la cour du roi. Rejetés par les missionnaires et par les Hutus au pouvoir, ils vivent cachés, vénérant Ruguina et attendant le retour de la reine Nyabinghi qu’ils reconnaissent en Prisca. S’ensuit alors la destinée tragique de Kitami, reine et chanteuse, autrefois jeune fille timide prompte à la rêverie, à la poésie et au mystère.
L’intérêt du roman de Scholastique Mukasonga réside dans le récit qu’elle fait de légendes rwandaises qui vont bien au-delà de ses frontières –celles-ci se répondent les unes les autres, la princesse Nyabinghi appartenant à plusieurs panthéons -, mais ce n’est pas là son seul attrait. On sait combien les deux premiers ouvrages de Scholastique Mukasonga (Inyenzi ou les cafards et La femme aux pieds nus) étaient liés à ce que l’auteur considère comme un « devoir de mémoire », comme l’expression d’une volonté irrépressible de témoigner du massacre des siens (en particulier sa mère) et de leur rendre hommage. Or au fil des récits, Scholastique Mukasonga s’éloigne dans le temps pour plonger plus avant dans l’histoire du Rwanda, et dans ses mythes. Dans Ce que murmurent les collines, son précédent recueil de nouvelles, on trouve à la fin de certaines d’entre elles des « notes à l’attention du lecteur curieux » qui permettent d’éclaircir des points parfois obscurs pour un lecteur ignorant du fonds historique et mythique dans lequel elle puise. Ce faisant, elle semble également s’approprier une parole fictive qui ne laisse pas pour autant cette première parole littéraire qui était la sienne, celle du témoignage, s’évanouir. On observe dans Cœur tambour un déplacement du regard qui se confirme, une prise de distance qui se double d’une réflexion sur la langue et sur l’écriture.
Si cet aspect n’est pas nouveau chez Scholastique Mukasonga, qui, dans plusieurs de ses récits, met en scène l’écriture, et accorde une attention toute particulière aux langues et aux clivages qui peuvent d’ailleurs en découler, on retrouve également cette volonté incessante de rappeler les clivages de la société rwandaise, construits par la domination coloniale. En revanche, ce qui semble assez nouveau, c’est le regard amusé, gentiment ironique, qu’elle porte sur le travail de l’écriture dans la nécessaire appropriation d’un matériau brut, cœur de la fiction à écrire. Le narrateur de Cœur tambour qui reçoit le récit de Prisca reconnaît volontiers combien cette histoire pourra lui être utile : « Les causes de la mort de Kitami ne sont toujours pas élucidées. L’enquête, nous assure-t-on, continue. Accident, suicide, assassinat ? L’énigme, digne d’un roman policier à l’ancienne, semble surtout attirer des détectives autoproclamés, et des romanciers en mal d’inspiration. »
Ce matériau dans lequel tout écrivain en mal d’inspiration pourra puiser est aussi celui qui permettra de faire entendre une voix qui témoigne, de manière détournée, du destin tragique qui attend le pays, et qui perpétue aussi une mémoire dépassant largement la terre d’Afrique pour se retrouver de l’autre côté de l’Atlantique, dans cette mémoire de l’esclavage. Et c’est là encore que la parole de Scholastique Mukasonga se déplace. En amont des massacres, elle décrit cette femme hantée par un chant obscur qui finit par la dépasser, un « Chant » puissant qui « l’obligeait à annoncer le Malheur », et qu’elle a peut-être voulu, « en se sacrifiant sous le tambour, conjurer […] comme devaient le faire les rois ou les reines du Rwanda d’autrefois. »
Perpétuer le récit légendaire transgressif, interdit, c’est ce que fait Kitami habitée par un Chant qui l’excède, mais c’est aussi ce que fait Scholastique Mukasonga, dans un récit parfaitement maîtrisé, qui laisse pourtant entendre les reliefs de ces paroles légendaires et oubliées, désormais entendues dans le plein jour de la parole romanesque.