Trois essais de Léon Chestov portent sur la révolution russe. Ils sont rassemblés dans un volume publié par Le Bruit du temps : l’un, Les oiseaux de feu, écrit et publié à Moscou en 1918, les deux autres, Qu’est-ce que le bolchevisme ? et Les menaces des barbares d’aujourd’hui écrits en exil, respectivement en 1920 et 1934. Qu’est-ce que le bolchevisme ? (le texte principal) a paru au Mercure de France le 1er septembre 1920. Chestov venait d’arriver à Paris, via Constantinople, l’Italie et la Suisse.
Léon Chestov, Qu’est-ce que le bolchevisme ? suivi de Les oiseaux de feu et de Les menaces des barbares d’aujourd’hui. Trad. des deux essais inédits en français par Sophie Benech. Avant-propos de Ramona Fotiade. Postface de Jean-Louis Panné. Éditions Le Bruit du Temps, 181 p., 7 €.
La traduction de Qu’est-ce que le bolchevisme ? est celle du Mercure de France. Elle est anonyme. Le texte russe original est-il conservé quelque part ? Pour les deux autres essais, c’est une traduction de Sophie Benech : ils n’avaient jamais été traduits en français. Un avant-propos de Ramona Fotiade et une postface de Jean-Louis Panné encadrent par des analyses fouillées les textes de Chestov. On connaît Ramona Fotiade comme spécialiste de Léon Chestov et de Benjamin Fondane. Le nom de Jean-Louis Panné est l’occasion de rappeler celui de Boris Souvarine (dont Jean-Louis Panné fut le secrétaire) et le livre Tragédie des lettres russes (Éditions Pierre Guillaume de Roux, 2014), regroupant des articles de Souvarine sur la littérature soviétique. Chestov et Souvarine partagent une même soif de vérité et un ton d’intransigeance. Toutefois, en 1919 le jeune Souvarine avait publié un Éloge des bolcheviks. Ce n’est qu’à partir de 1924 que son rejet du communisme prend quelque accent chestovien. Si différents dans leurs parcours, Chestov et Souvarine finissent par montrer une commune rigueur et une commune colère.
En février 17, l’espérance en Russie était alors de grande mesure, le naufrage d’octobre fut de pareille envergure. C’est qu’avec les bolcheviks, note Chestov, « tout se fait sous l’ordre du verbe ; il s’agit seulement de se fier à lui hardiment. Et ils se sont fiés à lui. Les décrets pleuvent par milliers. » Mais le verbe bolchevique méprise les conditions réelles, engloutit la réalité et à grandes guides s’éloigne de la vie. Chestov y va de taille et d’estoc, c’est-à-dire de fougue et de foi : en « homme de vérité ». Pour lui, le bolchevisme n’est pas une nouveauté : « il n’a rien su créer et il ne crée rien […] il vit de ce qui a été avant lui ». Incapables d’inventer quelque chose d’original, les bolcheviks reprennent à leur compte la bureaucratie et le gouvernement bureaucratique des tsars : se nourrissant d’histoire révolue, le bolchevisme est « parasite » et « réactionnaire ». Stérile. Une induvie qui n’enveloppe aucun fruit sinon le fruit mort laissé par la morte autocratie.
La parole de Chestov, elle, est toute semence. Charnelle. Humide. Brûlante. C’est la colère des prophètes. Elle réclame en toute chose la vérité et la justice : elle dénonce, elle poursuit ce qui les entrave et ce qui les caricature. La vérité, dans l’esprit de Chestov, est d’abord ce qui s’apprend pour ne pas être oublié. Le mensonge et son impérialisme construisent et fortifient l’erreur : l’âme s’y laisse enfermer. On renonce au verbe pour la pente de la logorrhée. On glisse vers ce qui n’est rien, mais la vie tient toujours « par la liberté invisible ». Celle-ci n’est ni comptée, pesée, divisée. Parce qu’elle compte, pèse, divise. « Il faut sauver la liberté », s’écrie Chestov. L’arracher aux « lois de fer » aux identités multiples et sans nom réel. L’arracher même à la politique (« un grand artiste ne doit pas faire de politique »), parce que la politique, sauf rares exceptions dans l’Histoire, ne voit ni ne va loin : le plus souvent elle n’est que « myopie » de la pensée. Si les bolcheviks n’ont pas fait l’Histoire, ils l’ont répétée dans ce qu’elle a de pire. Rebroussant le chemin d’une réelle bifurcation possible (avec février 17), ils ont repris l’ancienne voie et bien évidemment creusé davantage les ornières : « la date du 7 novembre 1917 doit être considérée comme celle de l’effondrement de la révolution russe. »
« Ce jour tant souhaité n’est qu’un jour de terreur. » (Voltaire) Alors tout devient crime, hors d’être bolchevik.
Le plus facile est toujours l’ancien mensonge : le creuset séculaire des consciences reste prêt à le recevoir. La forme est là. Établie de longue date. Le citoyen soviétique devient serf d’État. Il faut à Lénine et aux bolcheviks la contrainte inhérente au mensonge pour que celui-ci s’impose, existe, persiste. Aux yeux de Chestov, la vérité, elle, n’est jamais contraignante parce qu’elle est. Dès qu’une vérité, aux mains des hommes, a voulu être contraignante, elle a perdu son statut de vérité, elle a perdu sa nudité pour le masque. Les hommes l’ont écartée, chassée, remplacée par un domino. Ils n’ont pu la détruire. Abandonnée, oubliée sur le chemin humain, elle se relève, se remet en route et de nouveau le trace.
Quant au masque du mensonge, les années finissent toujours par le déposer : il est trop lourd pour le temps et les âmes. Surtout, il n’est pas. C’est pourquoi il cherche à être. À tout prix. Et avec tant de force vaine, tant de force déjà vaincue dans ses apparents succès : Chestov ne renonce pas à l’espoir que le destin soit « déjà rassasié des maux humains ». Dans sa tragédie Le Fanatisme (1742), Voltaire fait dire à son héros Mahomet, alors aucunement prophète mais, par la ruse voltairienne, archétype du mal : « Mon empire est détruit si l’homme est reconnu. » Ce sont les derniers mots de la pièce. Que l’homme soit toujours reconnu : Chestov, Souvarine et tant d’autres ne combattent pas pour autre chose. Ce sont des avertisseurs. « Non seulement on doit, mais on peut sauver la liberté, et tout ce que notre civilisation a de meilleur et de plus précieux sera alors sauvé » : Voltaire comme Le Coran, Pascal comme Benjamin Péret.
« Sauver la liberté » (que d’exigence portent ces trois mots) est la conclusion de l’article Les menaces des barbares d’aujourd’hui. Chaque temps humain, individuel ou collectif, en peut former un commentaire. De son côté, l’essai Qu’est-ce que le bolchevisme ? porte en filigrane : Qu’est-ce que le fanatisme ? La leçon de Chestov demeure : pourquoi, par quelle absence d’humanité nous abandonnerions-nous ? Par quelle trahison de notre essence profonde – la liberté ? Là où il y a lutte entre la vie et la mort, sous toutes leurs formes, là seulement est la liberté, et son inflorescence : la pensée. Léon Chestov, ce Job du vingtième siècle, à l’instar de son modèle biblique, n’est pas dans la plainte mais dans la protestation : il veut transmettre sa colère. Sauvons-la.