La sensualité infinie du poète

Il reste quelques jours pour voir cette exposition riche, précise, originale, très bien organisée. Cent soixante-trois œuvres et documents : des peintures (Delacroix, Chassériau, Corot, Courbet, Théophile Gautier…), des dessins (Hugo, Rodin, Ingres, Constantin Guys…), des photographies, des estampes. Se découvrent les attitudes variées des corps féminins. S’expriment les passions et les appétits des humains, leurs désirs, leurs délires, les excès, la pudeur, la chasteté.


Eros Hugo : Entre pudeur et excès, Maison de Victor Hugo, 6 place des Vosges, 75004 Paris, du 19 novembre 2015 au 21 février 2016

Eros Hugo, Livre-catalogue officiel (textes de Gérard Audiner, Vincent Gille, Pierre Laforgue), Maison de Victor Hugo/Paris Musées, 208 p., 100 ill., 35 €


Parallèlement à cette exposition, un remarquable livre-catalogue, Eros Hugo, propose une anthologie de textes bien peu connus et la biographie du poète tantôt lascif, tantôt tendre, tantôt excité, tantôt abstinent, tantôt jaloux, tantôt infidèle, mais toujours libre et généreux… L’anthologie comporte des poèmes, quelques scènes très troublantes des romans de Victor Hugo, des carnets intimes, les « choses vues », des lettres (de Victor Hugo, de l’époque d’Adèle, de Juliette Drouet, de certaines amantes), des écrits posthumes.

Victor Hugo, assis, nu, etude pour le Monument, par Auguste Rodin. © Musée Rodin/Jérôme Manoukian

Victor Hugo, assis, nu, étude pour le Monument, par Auguste Rodin. © Musée Rodin/Jérôme Manoukian

Victor Hugo et Auguste Rodin seraient, tous deux, ardents, fougueux, passionnés, amoureux. Sans cesse, ils aiment observer, toucher, caresser, étreindre, embrasser les formes ; ils sont impatients, hantés, envoûtés. Le désir les bouleverse. Tous deux ont une réputation sulfureuse. Par exemple, André Suarès note : « Le regard de Rodin était sur les femmes d’une prise étrange, comme une main qui flatte et déshabille / Le regard montait et descendait de l’entrejambe à l’entre-sourcils, pour remonter et redescendre encore. » À propos de Rodin, Isadora Duncan considère que la fascination du corps d’une femme se mue chez le sculpteur en un besoin irrépressible de voir, de toucher, de caresser. De même, Hugo a écrit à une aimée : « Je te baise à te faire toute rose, de la tête aux pieds. »

Ainsi Hugo et Rodin sont, en permanence, des êtres sensuels ; mais leur sensualité extrême et illimitée n’est pas seulement sexuelle. Au philosophe Georg Simmel, Rodin précise : « Bien sûr que je suis un être sensuel. Les impressions que je reçois de mes modèles me mettent continuellement dans un état d’excitation sexuelle ; mais ce n’est pas là la sensualité du sexe. » Chez Hugo et Rodin, le charnel et le spirituel se mêlent. Pour tous deux, la puissance est érotique et poétique. Selon Vincent Gille (commissaire de l’exposition), le désir ne se focalise pas sur le génital.

Vincent Gille met en évidence le poème « Le satyre » (dans La Légende des siècles, 1859-1863). Cet étrange satyre serait peut-être un double de Hugo, un alter ego. Ce satyre est un « sylvain à toute heure allumé », un « songeur velu, fait de fange et d’azur », un « amant fauve ». Il guette sans cesse les nymphes, les bacchantes. « Son œil lascif errait la nuit comme une flamme. » Ou bien, « il était fort infâme au mois de mai. […] Il faisait une telle orgie avec les lys ». Et « son caprice, à la fois divin et bestial, / Montait jusqu’au rocher sacré de l’idéal ». Alors, « ce faune débraillait la forêt de l’Olympe ». Il choisit la liberté (contre « le dogme détruit »), l’amour et l’« élargissement dans l’infini sans fond ». Puissant, le satyre triomphe et il vainc les dieux : « L’azur du ciel sera l’apaisement des loups / Place à tout ! Je suis Pan ; Jupiter à genoux. »

Dans le poème « Dieu » (posthume, 1891), Hugo évoque « toutes les passions et tous les appétits ». Ce serait une orgie : « Le râle et le baiser, la morsure et le chant / La cruauté joyeuse et le bonheur méchant, / Et toutes les fureurs que la démence invente ». Hugo admire « le mystère splendide et hideux de la chair ».

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Silhouette de femme vue de face, par Victor Hugo. © BNF

Dans les romans de Victor Hugo, la plupart des scènes amoureuses sont pudiques, réservées, délicates, douces, tendres. Dans Les Misérables (1862), Marius et Cosette se marient : « Ces deux enfants étaient deux lys. Ils ne se voyaient pas, ils se contemplaient. Cosette apercevait Marius dans une gloire ; Marius apercevait Cosette sur un autel. […] Il y avait la chose idéale, la chose réelle, le rendez-vous du baiser et du songe, l’oreiller nuptial. […] Ici nous nous arrêtons. Sur le seuil des nuits de noces est un ange debout, souriant, un doigt sur la bouche ». Dans L’Homme qui rit (1869), Gwynplaine (l’homme avec une face monstrueuse) et Dea (l’orpheline aveugle) s’adorent : « Gwynplaine avait une pensée : « Que serais-je sans elle ? » Dea avait une pensée : « Que serais-je sans lui ? » […] Ils se savaient ensemble à jamais dans la même joie ; et rien n’était étrange comme cette construction d’un éden par deux damnés. […] Ils se donnaient des baisers d’âme ».

Certaines scènes amoureuses (rares dans les romans) sont violentes et troubles. Dans Notre-Dame de Paris (1831), l’archidiacre Claude Frollo perçoit le baiser d’Esméralda et de Phœbus (capitaine des archers). Inquisiteur tourmenté par la chair, jaloux, Frollo voit le corps demi-nu d’Esméralda ; et la face de Frollo est « livide, verte, convulsive, avec un regard de damné » ; c’est une face de tigre regardant « du fond d’une cage quelque chacal qui dévore une gazelle »… Dans L’Homme qui rit, la duchesse Josiane désire Gwynplaine ; elle délire : « Cette femme était comme transfigurée, s’il est possible qu’on se transfigure du côté opposé au ciel. Ses cheveux ont des frissons de crinière ; sa robe se refermait et se rouvrait ; rien de charmant comme ce sein plein de cris sauvages, les rayons de son œil bleu se mêlaient aux flamboiements de son œil noir, elle était surnaturelle. Gwynplaine, défaillant, se sentait vaincu par la pénétration profonde d’une telle approche. – Je t’aime cria-t-elle. Et elle le mordit d’un baiser. »

Dans son adolescence et durant ses fiançailles, Hugo est chaste, sérieux. Plus tard, Vigny dans son Journal (23 mai 1829) écrit : « Le Victor que j’aimais n’est plus. Il était un peu fanatique de dévotion et de royalisme : chaste comme une jeune fille, un peu sauvage aussi, tout cela lui allait bien ; nous l’aimions ainsi : à présent, il aime les propos grivois et il se fait libéral. » Dans les années 1830, le bonheur conjugal de Victor Hugo se ternit. Puis, il rencontre la comédienne Juliette Drouet. En février 1841, dans une lettre d’anniversaire, Victor écrit à Juliette : « T’en souviens-tu, ma bien aimée ? Notre première nuit, c’était une nuit de carnaval, la nuit du Mardi gras de 1833. […] N’oublie jamais, mon ange, cette heure mystérieuse qui a changé ta vie. » Et, dans sa longue vie, Victor Hugo a caressé de nombreux corps de femmes. Il les a aimées. Dans un Carnet (1860), il note : « Dans l’union des sexes, le cœur est la loi. Aimez et pensez librement. » Au XIXe siècle, il ose écrire : « Vous aimez un homme autre que votre mari ? Eh bien, allez à lui. Celui que vous n’aimez pas, vous êtes sa prostituée ; celui que vous aimez, vous êtes sa femme. » Hugo admire la liberté des femmes, leur puissance et leurs luttes.


Crédit pour la photo à la Une : © Benoit Fougeirol Terra Luna Films

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