La Terre a été colonisée par une espèce exogène d’une grande intelligence et d’une résistance inouïe qui, après avoir observé l’humanité, l’a domestiquée, réduite à un état inférieur, la scindant en trois catégories : les humains de compagnie, les travailleurs corvéables à merci et ceux qui servent d’alimentation. Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message n’est pas un roman comme les autres. La fiction y ordonne la pensée…
Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs. Seuil, 304 p., 18 €.
Vincent Message invente une forme de fiction qui ne s’élabore ni à partir d’une simple trame narrative, ni d’une pensée univoque et abstraite. C’est le jeu qui s’exerce entre leurs deux forces qui produit un texte d’une nouveauté réjouissante. Malgré la difficulté qu’il y a d’ordinaire à tenir ces deux bouts, à penser juste, à organiser une matière réflexive complexe et des formes littéraires qui se déploient harmonieusement, l’écrivain parvient à inventer un roman qui contourne l’habituelle sujétion de l’un à l’autre pour les mettre sur un plan d’égalité. Leur équivalence rend possible un livre qui ne ressemble à rien de ce qu’on lit dans la fiction française contemporaine. Il semble comme à cheval sur plusieurs genres, ouvert à l’extrême en même temps que d’une aridité qui peut désarçonner. Entièrement conçu à l’aune d’un renversement épistémologique, le lecteur doit en admettre les règles, se débrouiller du malaise qu’il provoque. Les discours qui s’y développent viennent ainsi s’incorporer à lui et, irrémédiablement, le décentrent.
Quel est donc ce renversement ? Le roman met en scène un monde apparemment semblable au nôtre, avec ses villes tentaculaires, les brumes polluées qui les traversent, le même quotidien, les mêmes bruits, les même tracas… Tout y a une consistance identique et pourtant rien n’y est plus ce qu’il était. Ainsi, le narrateur qui vit avec une femme dénommée Iris, rentre un soir chez lui et se rend compte qu’elle a disparu et que, sans papiers, elle risque le pire. Pris de panique, il apprend qu’elle a été victime d’un accident et qu’elle est hospitalisée, qu’il lui faut trouver une solution pour la sauver des griffes de l’administration. Comme cela sonne familier au lecteur contemporain et pourtant combien tout cela est radicalement différent ! Le narrateur n’est pas un humain, la terre a été colonisée par une espèce exogène d’une grande intelligence et d’une résistance inouïe qui, après avoir observé l’humanité, l’a domestiquée, réduite à un état inférieur, la scindant en trois catégories : les humains de compagnie, les travailleurs corvéables à merci et ceux qui servent d’alimentation. Tout le récit obéit aux choix du narrateur, haut fonctionnaire qui défend un projet de loi plus favorable aux droits des humains asservis, à ses questionnements, à son passé, à ce qu’il découvre de lui-même au travers de sa relation avec Iris. Du comparable jaillit le différent, les perspectives se renversent. Le monde est quasi identique au nôtre et pourtant tout y est impensé, impensable. Tout le système de représentation du pouvoir, toute l’emprise que nous exerçons aujourd’hui nous sont désormais imposés de l’extérieur.
Comme dans nombre de récits, depuis les fabuleux Voyages de Gulliver de Swift (comment ne pas penser aux Houyhnhnms dominant les Yahoos ?), le didactisme du renversement joue ici à plein, faisant du reflet le révélateur d’une réalité critiquable. Et néanmoins, Message ne se cantonne pas à une répétition un peu vaine de cette mécanique narrative. Il ne transpose pas, mais invente un univers romanesque qui prend en charge tous les questionnements politiques et éthiques de notre époque – depuis la décolonisation jusqu’au droit des animaux, en passant par la montée des extrémismes populistes ou la fin de vie – sans jamais tomber dans l’illustration artificielle ou la stricte démonstration édifiante ou démagogique. Ce qui compte, ce ne sont pas les sujets, leur questionnement précis, mais la manière dont ils s’articulent, dont ils composent la globalité d’une fiction conçue comme un tout. Message greffe à la grande variété de moyens qu’il emploie pour faire avancer ensemble ces interrogations d’ordre intellectuel un jeu très ludique sur le recyclage de formes littéraires de genre. Cela lui permet d’éviter tous les écueils d’une dystopie stérile pour proposer un espace romanesque dans lequel s’exerce une pensée, prise en charge par des êtres qui nous sont monstrueusement mimétiques, de la violence et de la domination qui parcourt tous les champs du savoir.
Ce qui compte ici, c’est la façon dont le roman fait réfléchir, comment la pensée s’y constitue. L’écrivain n’y est pas un moralisateur pour le temps présent. Ainsi, au refus de la morale simplificatrice s’oppose l’affirmation d’une lucidité extrême. Tout se loge dans la progression de la réflexion du narrateur, dans ce qu’il décrit d’une réalité qui est presque la nôtre, dans la tension entre une dimension descriptive, factuelle et son bouleversement par l’irruption de l’irrationalité du sentiment. L’enjeu de la littérature serait alors de reconfigurer la matière du monde, sa conception même, dans une forme altérée, strictement différente. La singularité du travail de Message se loge dans l’élaboration de cette forme qui prend en charge d’autres formes, s’y réfléchit, pour donner un espace suffisant et nécessaire à l’exercice même de la pensée. L’écrivain semble souvent suggérer que la littérature est devenue son refuge, un espace assez souple, assez libre, pour l’accueillir, la construire. Le savoir, les questionnements intellectuels, ne sont nullement antinomiques avec la fiction, ils doivent simplement y trouver une disponibilité1. C’est ce processus – cette rencontre – qui fait la qualité du roman, l’écho qu’il trouve en nous en même temps que la distance qu’il instaure. En définissant progressivement la mécanique des idées, Message fait s’abolir les catégories de représentation, pour revenir au sujet élémentaire, au sujet qui pense la société en se pensant soi-même.
Défaite des maîtres et possesseurs suit ce mouvement d’émancipation, offre le décalage nécessaire pour atteindre à une lucidité possible. C’est ainsi que s’impose, peu à peu, une conception de la fin, de la disparition, du désir qui s’y refuse. Message, avec une lenteur très particulière, sous les dehors d’une certaine froideur, raconte aussi comment la sentimentalité s’inscrit dans l’idée elle-même, ces petits riens qui s’y gagnent parfois. Son livre est dérangeant, parfois ardu, on l’appréciera ou pas. Mais peu importe, on apprécie ou pas Kafka, ou Musil, ou Svevo, mais on y reconnaît quelque chose, une rencontre de la langue et de la pensée, on y fait l’expérience d’une pensée dans une langue, d’une pensée et d’une fiction organiques, indissociables. Et c’est assurément dérangeant, fort et rare.
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Il semble important de noter que les questionnements qui travaillent le roman entrent en écho avec l’essai que Vincent Message a fait paraître en 2013, Romanciers pluralistes (Seuil, Le Don des langues).