Le roman/biographie L’Été arctique, du Sud-Africain Damon Galgut, qui vient d’être traduit en français, fait montre d’une très fine sensibilité psychologique, sociale et « raciale ». Un bandeau rouge sur le livre nous indique qu’il s’agit d’une « biographie romancée » de l’écrivain anglais E. M. Forster (1879-1970). On regrette presque cette annonce publicitaire : elle risque de donner l’impression que l’ouvrage s’adresserait avant tout aux amateurs de l’auteur de Howards End ou de La Route des Indes, alors qu’il intéressera tous ceux que concerne l’analyse du mal-être mélancolique et du contrôle social sur les existences individuelles – n’importe quel lecteur de littérature, en somme.
Damon Galgut, L’Été arctique. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Hélène Papot. L’Olivier, 378 p., 22,50 €
Damon Galgut, si l’on en juge par ses précédents ouvrages, semble familier du thème du malaise et c’est ce thème qui paraît l’avoir conduit vers E. M. Forster. En effet, le Morgan de L’Été arctique (c’est ce second prénom qu’utilisaient les parents et amis de l’écrivain) fait l’expérience de situations et d’affects déjà étudiés par Galgut : l’inhibition, la honte, la solitude, le malentendu, la frustration… Mais le personnage de Morgan, s’il est le support de ces préoccupations « galgutiennes », est également le « vrai » E. M. Forster : l’auteur s’est abondamment documenté, et cite d’ailleurs ses sources en appendice. De cette forte sympathie de l’auteur sud-africain pour son sujet et de son exemplaire travail de recherche, résulte un texte extrêmement harmonieux qui, d’une part, dresse un portrait affectif et factuel de E. M. Forster conforme à celui que ses contemporains, ses biographes et l’intéressé lui-même ont déjà réalisé et, d’autre part, raconte les aventures ou – pour beaucoup – les non-aventures de Forster pendant quelques décennies de son existence. Le poids des conventions, les particularités psychiques des personnages et les relations forcément inégales entre colonisateurs et colonisés sont au cœur d’un roman auquel le talent de Galgut dans la description des paysages éblouissants ou poussiéreux d’Égypte et d’Inde ajoute un grand charme.
L’Été arctique s’ouvre en 1912, alors que Morgan, âgé de trente-trois ans, est déjà un romancier célèbre. Mais il se débat avec la difficulté de vivre et de continuer à écrire ; célibataire, vivant encore chez sa mère, il n’a jamais eu de vie sexuelle et lutte contre l’idée horrifiante qu’il est un « minorite » (son terme pour « homosexuel »). Il rencontre alors un jeune aristocrate indien, étudiant à Cambridge, Syed Ross Masood, à qui il doit donner des leçons de latin, et dont il tombe amoureux. Cette passion n’est pas réciproque, mais Morgan éprouvera sa vie entière un sentiment enflammé puis résigné pour Masood qui, de son côté, malgré sa superbe et ses faux-fuyants, fera toujours preuve d’une certaine loyauté vis-à-vis de lui. C’est dans le but de retrouver Masood qu’il effectue en 1913 son premier voyage en Inde.
Une autre rencontre, qui n’efface pas la première, se produit à Alexandrie, en Égypte, où Morgan remplit ses obligations militaires comme « enquêteur » pour la Croix-Rouge (il est chargé de réunir des informations sur les blessés, morts et disparus au combat). Il y noue une relation brièvement plus heureuse et plus charnelle, mais tout aussi complexe, avec un jeune conducteur de tramway, Mohammed El Adl.
De retour en Angleterre, Morgan maintient des liens épistolaires avec Mohammed et Masood, à présent tous deux mariés. Puis, en 1921, sur un coup de tête et en partie dans le souhait de rendre visite à ses deux amis (le bateau doit accoster à Alexandrie avant de se diriger vers l’Inde), il accepte un poste de secrétaire à la cour de l’invraisemblable maharadjah du Dewas. Au cours de cette seconde visite en Inde, il parvient à mener, avec la complicité du prince qui met à sa disposition ses domestiques, une existence sexuelle réelle mais furtive et peu satisfaisante.
En même temps, lors de ce voyage, les contacts avec ses deux amis se révèlent éprouvants ou décevants : Mohammed se meurt de tuberculose tandis que Masood persiste dans son amabilité évasive. Ce sont pourtant ces années d’échecs, de déceptions, de chagrin, qui permettent soudain à E. M. Forster, revenu en Angleterre, de sortir du silence dans lequel il était plongé depuis une décennie et demie, et d’écrire La Route des Indes, une de ses œuvres les plus fortes.
Autour de E. M. Forster, doux, incertain, sans âge, Galgut construit des personnages convaincants : Lucy, la mère insupportable ; Cavafy, le poète grec ; Masood, l’ami imprévisible ; l’attachant El Adl, englué dans la pauvreté. Les figures de second plan font aussi des apparitions intéressantes, comme Leonard et Virginia Woolf, secs et froids dans leur amitié. Ce personnel romanesque se trouve finement mis en scène pour jouer différentes variations souvent drôles sur le thème cruel des entraves sociales et culturelles, des erreurs affectives, de l’abîme entre dominés et dominants, de l’indifférence ou de la malveillance… Tout ceci est présenté dans un décor où le « monde familier et rassurant, [fait d’une] succession de goûters » de l’Angleterre figure peu, car c’est plutôt dans la lumière colorée ou beige de l’Orient foisonnant et désertique que Galgut enveloppe ses personnages, en une sorte de tourbillon métaphorique de la vie affective et sensuelle de Morgan. Ce dernier, seul malgré de vagues compagnons successifs, rumine son désespoir de ne jamais pouvoir vraiment exister et écrire à nouveau, n’en sortant que lors de voyages, d’excursions, de moments de transgression ou de fantasmes. Mais, suggère Galgut, la mélancolie, la frustration, la perte, peuvent aussi, levant leur poids inhibiteur, mener à la créativité, et c’est ce qu’on voit se produire dans L’Été arctique, roman sur la tristesse mais roman sans tristesse.
E. M. Forster dédia La Route des Indes à l’ami lointain : « À Syed Ross Masood et aux dix-sept ans de notre amitié ». Damon Galgut, raffinant sur l’art de l’hommage littéraire, et captant les réverbérations du passé pour les projeter dans le présent, dédie, lui, son Été arctique « À Riyaz Ahmad Mir et aux quatorze années de [leur] amitié ». Espérons que cet envoi ne portera aucunement malchance à Damon Galgut, vu le plaisir que l’on prend à son livre et à l’idée que d’autres devraient suivre ; en effet, La Route des Indes fut le dernier roman de Forster publié de son vivant1. C’était en 1924, il mourut en 1970.
Extrait
Or la honte, [Morgan] s’en rendait lentement compte, faisait partie de l’affaire. L’avilissement possédait sa propre force sensuelle et, à peine repartait-il en hâte, après une rencontre, que son esprit se projetait dans la suivante. Le matin, dès le réveil, l’attente le rendait fébrile et les heures s’étiraient avec une lenteur écrasante jusqu’au moment du rendez-vous. L’idée était plus excitante que l’acte, déjà fini alors qu’il venait de commencer… La sodomie aux colonies manquait de grandeur.
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Maurice, son roman très autobiographique écrit vers 1913, ne fut publié qu’après sa mort.