« Toute musique n’est pas un écho du ciel, l’enfer aussi a son orchestre » (Jacob Neusner, talmudiste). Ce livre, dû à Hélios Azoulay et Pierre-Emmanuel Dauzat, est consacré à la musique dans les camps et surtout aux œuvres musicales qui sont nées dans les camps de la mort. Le disque accompagnant l’ouvrage nous en fait entendre quelques-unes. Leurs compositeurs sont, pour la plupart, morts en 1944 ou 1945. Certains avaient une vingtaine d’années.
Hélios Azoulay et Pierre-Emmanuel Dauzat, L’enfer aussi a son orchestre : La musique dans les camps. La Librairie Vuibert, 208 p., 19,90 €
Les auteurs ont procédé ainsi : Hélios Azoulay (qui est aussi le maître d’œuvre du CD, qu’il a réalisé avec l’Ensemble de Musique Incidentale) a rédigé une série de chapitres ; puis un autre ensemble, constitué de chapitres pourvus des mêmes titres et présentés à rebours, a été écrit par Pierre-Emmanuel Dauzat.
La musique n’a pas toujours le rôle principal dans ces pages. Hans Bonarewitz, évadé puis repris, est pendu devant six mille témoins forcés d’assister à son exécution (Mauthausen, 30 juillet 1942) ; Hurbinek, petit enfant sans nom, avait, à Auschwitz, « combattu comme un homme, jusqu’au dernier souffle, pour entrer dans le monde des hommes dont une puissance bestiale l’avait exclu » (Primo Levi, La Trêve).
Parfois la musique apparaissait comme une promesse. Une déportée arrivant à Auschwitz déclare : « Ce n’est pas si mal ici, nous aurons de la musique. » À Auschwitz aussi, Filip Müller (qu’a fait connaître Shoah de Claude Lanzmann) « se dit qu’un lieu où un orchestre accompagnait une sérénade de Schubert devait bien faire une petite place à l’humanité ». Enfant, Yehudi Menuhin était persuadé que, s’il jouait bien la Chaconne pour violon seul de Bach, « tout ce qui est ignoble et vil disparaîtrait miraculeusement de la surface de la terre ».
Un « traitement de faveur » est souvent réservé aux musiciens : « nous étions tellement privilégiées par rapport à toutes les autres » (Violette Jacquet-Silberstein, violoniste à Auschwitz). Alma Rosé, Kappelmeister et nièce de Gustav Mahler, a droit à quelques égards. À Treblinka, trois violons constituent d’abord un petit ensemble, puis « au hasard de ce qui tombe des wagons, l’orchestre s’étoffe ».
Rudolf Karel utilise le charbon destiné à soigner la dysenterie dont il mourra (le 6 mars 1945) pour écrire de la musique, au moyen d’un bout de bois pointu, sur le papier hygiénique que lui donne son gardien. En 1943, la veille de Noël, à Auschwitz, l’orchestre a reçu l’ordre de jouer pour les femmes malades se trouvant dans le Revier (« infirmerie ») : « laissez-nous crever en paix ! » Et Charlotte Delbo parle « des valses qu’on avait entendues ailleurs dans un lointain aboli. Les entendre là était intolérable ».
L’idée – plutôt juste en général – selon laquelle les œuvres musicales doivent être considérées en elles-mêmes et non par le biais des circonstances qui les ont vues naître a ici quelque chose de dérisoire. Mais il serait tout aussi dérisoire de confronter les personnalités de ces musiques aux circonstances de leur composition. Quel sens cela pourrait-il avoir de relever un « contraste » entre le caractère léger et enjoué de certaines pièces et le lieu de leur naissance ? Celles qui sont graves ou mélancoliques ressemblent-elles davantage à ce qui s’est passé ? Pas même, sans doute, les musiques qu’on peut qualifier de désolées ou d’angoissées. Sur le disque, on entend une suite pour piano de Karel Berman (1919-1995) dont les trois mouvements s’intitulent : « Terezín », « Terreur » et « Seul ».
Reste le prodige que les auteurs de ces œuvres ont accompli en les arrachant à ce qui les entourait. Dans un premier temps, il semble incongru d’analyser, par exemple, la Sérénade pour violon et piano de Robert Dauber (1922-1945), composée à Terezín en 1942, qui figure sur le CD : la pièce est de forme ABA, la partie principale est en do majeur, la partie centrale – sur un rythme de boléro – en do mineur… Et puis, après tout, pourquoi ne pas tenir cette sérénade pour ce qu’elle est : une « pièce de genre » très séduisante, que les interprètes peuvent faire vivre aujourd’hui ?
Un jour, Pascal Quignard a écrit une lourde bêtise : « La musique est le seul de tous les arts qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945. » Hélios Azoulay et Pierre-Emmanuel Dauzat ont raison de désapprouver ce propos. Ils ont raison encore de dénoncer le cliché du « bourreau cultivé ». Mais l’abandon d’un cliché leur en fait adopter un autre. Ils s’emploient – c’est un leitmotiv de leur livre – à déchoir les nazis de leur musicalité. Ceux-ci auraient cru aimer la musique alors qu’en réalité ils n’y entendaient rien : « Quant aux nazis, ils sont des amusiques, incapables de faire la différence entre les grosses caisses et une mélodie de Schumann ou du Bach. » Il n’est pas plus judicieux de dénier aux bourreaux toute aptitude musicale que de leur reconnaître dans ce domaine des dispositions supérieures. Contrairement à ce que pensent Azoulay et Dauzat, le docteur Mengele pouvait, aussi bien que n’importe qui, apprécier la Rêverie de Schumann.
Certes, la musique fut « instrumentalisée » par le régime nazi, et « on est en droit de penser que l’oreille du bourreau n’est pas la même que celle de la victime » ; quand l’orchestre des femmes jouait la Cinquième Symphonie de Beethoven à Auschwitz, deux œuvres étaient entendues simultanément : un monument de la musique allemande et un message de résistance. Mais on ne gagne jamais à enfermer les « barbares » dans l’isolement que leur garantirait une essence particulière.