Célébration des femmes

Le fait est encore assez rare pour être remarqué : aux premiers jours de mars, ont débuté à Paris deux spectacles mis en scène par des femmes. Christine Letailleur adapte au Théâtre de la Ville Les Liaisons dangereuses d’après Choderlos de Laclos, Christiane Jatahy à la Colline Les Trois Sœurs de Tchekhov, sous le titre What if they went to Moscow ? Toutes deux s’emparent des textes originaux dans une perspective féministe et privilégient l’interprétation féminine.


Les Liaisons dangereuses, d’après Choderlos de Laclos. Mise en scène de Christine Letailleur. Théâtre de la Ville jusqu’au 18 mars. Tournée jusqu’au 31 mars

What if they went to Moscow ?, d’après Anton Tchekhov. Mise en scène de Christiane Jatahy. Théâtre de la Colline jusqu’au 12 mars


« J’ai fait une version dans laquelle j’ai mis en avant le côté féministe de l’œuvre », en l’occurrence Les Liaisons dangereuses : Christine Letailleur caractérise ainsi son adaptation dans sa préface au texte publié1. Se fondant sur l’essai De l’éducation des femmes, elle y affirme « Laclos, féministe avant l’heure » ; et, à propos de Madame de Merteuil, elle écrit : « Méprisant l’amour, elle a voué sa vie à venger son sexe », selon les termes mêmes de la protagoniste dans l’exposé de ses « principes ». Mais, malgré son attention à « l’ambiguïté de l’œuvre », elle ne s’interroge en rien sur l’éventuelle contradiction entre la vengeance annoncée au nom des femmes et une révolte orgueilleusement individualiste à leurs dépens. C’est que son adaptation privilégie la marquise et son interprète, Dominique Blanc, dans son dernier rôle avant son entrée à la Comédie-Française et l’acceptation de nouvelles contraintes.

La version scénique associe emprunts au roman épistolaire et scènes dialoguées. Elle s’organise en soixante-quinze séquences, en trois temps, trois saisons, à partir des cent soixante-quinze lettres du texte de Laclos. La première, la seule de Cécile de Volanges à Sophie Carnay conservée dans la pièce, nous renseigne d’entrée sur les choix de réécriture. Plus courte que l’originale, elle semble préserver la langue tout en la simplifiant. « À ces mots, j’ai cru m’évanouir ; je me suis jetée dans le fauteuil tant j’avais honte » remplace : « À ce propos si positif, il m’a pris un tremblement, tel que je ne pouvais me soutenir ; j’ai trouvé un fauteuil, et je m’y suis assise, bien rouge et bien déconcertée ». Parfois, avec vraisemblance, le langage paraît moins soutenu dans les dialogues que dans les lettres : « cet imbécile de Gercourt », prêté deux fois à Madame de Merteuil dès la troisième séquence, étonne, à tort puisque la même Merteuil écrit chez Laclos : « cette petite imbécile de Volanges ». À l’inverse, le maintien d’un terme comme « usagée », appliqué à la marquise, tombé en désuétude au sens de « qui connaît les usages du monde », risque de provoquer lors de la représentation le rire manifestement recherché à d’autres occasions. Ainsi, un échange entre Madame de Volanges et Danceny tire son effet risible, non d’une entrée intempestive, mais du subjonctif répété par le chevalier et parodié par son hôtesse. Le plus contestable tient à l’écriture de diverses scènes dans un registre pseudo-populaire, pour le chasseur Azolan, dont l’unique lettre chez Laclos témoigne d’une certaine tenue. « Ce ne sont pas mes affaires » devient : « Enfin, c’est pas mes oignons ! », expression transposée, il est vrai, d’un courrier adressé au maître à un monologue.

L’incarnation du serviteur par Richard Sammut confirme la volonté de comique et parfois d’une sorte de trivialité. Est exhibé surtout ce qui transparaît dans l’interprétation, à certains moments, de Vincent Perez en Valmont et plus encore de Manuel Garcie-Kilian en Danceny, véritable grand dadais : la dépréciation des personnages masculins. Christine Letailleur, qui se réjouit dans sa préface d’« avoir sur le plateau aujourd’hui autant de femmes », magnifie en revanche les actrices : Fanny Blondeau (Cécile de Volanges), Stéphanie Cosserat (Émilie, la courtisane), Julie Duchaussoy (Madame de Tourvel), Karen Rencurel (Madame de Rosemonde), Véronique Willemaers (Madame de Volanges). Mais Dominique Blanc semble occuper une position à part, dominant le jeu comme Madame de Merteuil sa stratégie, jusqu’à sa sortie finale, sous les huées, avec un grand cri. Dans ses superbes robes à paniers (costumes de Thibaut Welchlin), une robe différente pour chaque saison, le plus souvent face au public, elle dégage une impression de souveraine maîtrise, avec son inébranlable sourire et sa diction rare, au service des plus longs extraits de lettres conservés dans le texte, lus ou adressés. Elle disparaît, réapparaît, dans l’espace scénique, dans une loge d’opéra ou sur une ottomane rouge, accompagne parfois ses déplacements d’harmonieux mouvements de bras ou du déploiement d’un éventail. Mais elle reste le pivot de toute une circulation virevoltante, rythmée par une musique du XVIIIe siècle, entre les deux niveaux d’un décor dépouillé (scénographie d’Emmanuel Clolus), structuré par les lumières de Philippe Berthomé. Elle subjugue, presque trois heures durant, sans entracte, au long de ce magnifique spectacle, auquel n’a peut-être manqué qu’une pleine confiance dans le texte de Laclos, y compris dans ses virtualités comiques.

Dans What if they went to Moscow ? (« et si elles allaient à Moscou ? »), à la Colline, il ne reste quasiment de la pièce de Tchekhov, Les Trois Sœurs, que le trio féminin et la situation de l’acte I : la fête pour les vingt ans de la plus jeune, juste une année après la mort du père. Christiane Jatahy a procédé à une transposition, de 1901 à 2014, de la Russie à son Brésil natal, où elle a créé le spectacle. Surtout elle a poursuivi son entreprise de « ciné-théâtre » : elle propose de voir, en deux temps, une œuvre unique, dans deux lieux différents, une salle face à un plateau de théâtre, une autre face à un écran, de passer de l’une à l’autre dans un ordre aléatoire. Sur la scène, les interprètes sont filmées par trois caméras intégrées à l’espace ; sur l’écran est projeté le résultat du montage et du mixage effectués en direct par l’artiste. À la fin, « les actrices vont vers le cinéma, comme si elles traversaient l’écran, la projection entre dans le théâtre, et les deux publics se voient » : Christiane Jatahy décrit ainsi le moment le plus troublant d’une expérience dont l’intérêt apparaît lorsqu’elle est vécue dans son intégralité.

« Ce jour, 1er mars 2016, au Théâtre national de la Colline, à 20h30, nous voudrions parler du désir de changer et de la difficulté de changer ». Le soir de la première, Irina (Julia Bernat) prenait ainsi la parole, entourée d’Olga (Isabel Teixeira) et de Maria, Macha chez Tchekhov (Stella Rabello). Elle faisait d’autant plus intensément prendre conscience du présent qu’Olga le situait comme une « ligne ténue » aux yeux des spectateurs se trouvant dans l’autre salle : « Pour eux, nous sommes le futur, mais quand ils nous voient nous sommes déjà le passé ». Elle réussissait beaucoup moins bien à associer le public à sa fête d’anniversaire, à le faire boire et danser. Les membres du premier groupe seraient donc restés sur l’échec toujours pénible d’un appel à participation, s’ils n’avaient vu sur l’écran, dans la deuxième partie, leurs successeurs aller sur le plateau, se mêler, un verre à la main, à l’équipe et lui faire à la fin un triomphe. En moins de quatre heures, entrecoupées d’un long entracte permettant aux interprètes de récupérer avant leur seconde performance, ils avaient fait une expérience trop rarement possible : constater l’influence de la salle sur la scène, le caractère à chaque fois unique du spectacle vivant.

Peut-être certains se sont-ils souvenus d’un autre exemple, magnifique, de « ciné-théâtre » : en 2013, Claire Lasne-Darcueil réunissait aussi les trois sœurs seules sur un plateau, les associait aux autres personnages de la pièce, filmés, faisait pleinement entendre le texte. Sous le titre anglais d’un spectacle portugais, surtitré en français, joué parfois en portugais et en français, Christiane Jatahy change totalement le sens, chez Tchekhov, de l’appel : « À Moscou ! À Moscou ! », pour les trois sœurs élevées dans la grande ville, enfermées dans la nostalgie du passé, obsédées par le désir du retour. Elle peut convoquer le « si » de l’utopie, notion récurrente dans ses propos, le témoignage d’immigrés – qu’elle a interrogés pour un documentaire – tendus vers l’espoir du changement, d’une autre vie ; elle peut écrire : « Les Trois Sœurs parlent aussi sur la question féminine, également présente dans l’œuvre ». Malgré l’énergie des trois interprètes, parfois rejointes par le cameraman, Paulo Camacho, ou par des membres de l’équipe technique, pour donner corps aux personnages masculins, Christiane Jatahy ne réussit pas pleinement à susciter l’intérêt pour la soirée d’anniversaire. Elle y parvient paradoxalement grâce à sa reprise.


  1. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses. Adaptation de Christine Letailleur. Éditions Les Solitaires intempestifs, 192 p., 13 €.
Crédit pour la photo à la une : © Aline Macedo

À la Une du n° 5