Dans une démonstration vive et stimulante, Saskia Sassen réarticule la description des effets violents du capitalisme à l’échelle globale et la recherche d’une théorie critique autour du concept de l’« expulsion ».
Saskia Sassen, Expulsions : Brutalité et complexité dans l’économie globale. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina. Gallimard, 367 p., 25 €
De nombreux discours traversant la presse ou les travaux des économistes décrivent l’état du monde actuel sous le paradigme de l’inégalité : entre les plus riches et les plus pauvres, entre les centres économiques et leurs périphéries, entre les pays « développés » et « en développement » – la croissance économique étant régulièrement présentée comme le remède à ces inégalités. Dans ce qui s’apparente à un inconscient collectif, le développement lui-même – concept souvent utilisé sans que l’on explicite ses critères d’évaluation – est devenu une valeur en soi, presque un niveau de civilisation que l’ensemble des populations devraient être amenées à atteindre au cours de l’histoire : être développé serait appartenir enfin à l’économie-monde, donc avoir une part du pouvoir de décision politique. S’il conserve certes une portée critique, ce discours occulte néanmoins la violence des transformations que l’économie inflige aux sociétés humaines sur le long terme, quand bien même ces évolutions auraient lieu « pour leur bien », et ne prend pas en compte les manifestations ordinaires de cette violence. Par là, il réaffirme son adhésion à un projet de société fondé sur l’augmentation des flux de produits et de capitaux, où le capitalisme financier ne pourrait être que régulé « un peu plus » ou « un peu moins ».
À la lecture du dernier ouvrage de la sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen, les sciences sociales apparaissent mieux armées pour décrire des phénomènes dont la diversité et la complexité nous « dépassent » en l’absence d’une théorie capable de leur donner sens. Expulsions est d’abord réjouissant par l’honnêteté dont il témoigne en prenant pour objets à la fois la violence ordinaire du capitalisme et son caractère opaque. L’auteure se demande ce que peuvent avoir en commun, entre autres, la croissance de l’endettement des États et des individus, la multiplication des acquisitions de terres et des migrations, l’épuisement des nappes phréatiques et l’augmentation de la population carcérale mondiale. L’enjeu est de savoir si les divers cas étudiés sont les manifestations d’un même et unique phénomène – les formes locales de « dynamiques systémiques plus profondes qui articulent ce qui apparaît aujourd’hui comme étant déconnecté ». Pour cela, il faut avant tout renouveler l’appareil des catégories qui nous sont familières et des dichotomies que nous établissons, c’est-à-dire inventer un discours interprétatif radical.
Expulsions fait en quelque sorte la promesse que les sciences sociales sont encore capables de « dévoiler » le fonctionnement du capitalisme. Non pas que l’économie globale soit un dieu caché ; non pas qu’un complot manipule notre appréhension de ses effets ; mais, pour Saskia Sassen, les dynamiques du capitalisme contemporain sont « souterraines » conceptuellement, c’est-à-dire en nous-mêmes. « En élargissant la gamme des situations et le cadre temporel, on rend visibles les limites très nettes au-delà desquelles règne l’obscurité », écrit-elle, étant donné qu’« au cœur de la finance, le travail consiste à inventer et à développer des instruments complexes ». La description apparaît donc comme une tâche difficile mais indispensable à l’exercice critique. Elle passe par une variation d’échelles, du local au global, ainsi que par des entrées thématiques qui ouvrent à la réflexion à travers une approche empirique, même si le livre n’est pas basé sur une enquête de terrain à proprement parler. Ce que toutes les données chiffrées et tous les cas énumérés ont en commun, sans truisme, c’est en premier lieu d’avoir été collectés et réunis par l’auteure, dont la clarté d’exposition nous fait dépasser l’aspect indigeste de la statistique. Certains phénomènes et certaines thématiques ont alors une valeur heuristique plus importante que d’autres. Saskia Sassen choisit l’exploration des « cas extrêmes », c’est-à-dire des situations où les hommes et leur environnement sont soumis à de la brutalité ; les atteintes faites à l’environnement sont par exemple susceptibles d’être « révélatrices » des dynamiques profondes du capitalisme contemporain.
C’est justement, dans un second temps, ce qu’il y a de commun entre les phénomènes rapportés : l’intensité avec laquelle ils se déroulent. En sociologue des espaces urbains de la mondialisation, l’auteur de The Global City (traduit en français en 1996 aux éditions Descartes & Cie) les décrit à travers le prisme de la géographie : c’est l’espace lui-même qui se réduit ou se contracte pour un nombre de plus en plus important de personnes à travers le monde. Les endettés, les « sans-terre », les « déplacés » et les prisonniers sont non seulement privés de leurs capacités d’agir mais également mis à l’écart de ce qui constitue désormais – ou de ce qui est présenté comme – le monde commun. À l’inverse, ce ne sont plus seulement de riches individus ou des nations puissantes qui accumulent les ressources, les richesses et les pouvoirs, mais ce que Sassen nomme des « formations prédatrices » constituées d’humains aussi bien que de technologies, de gouvernements comme de marchés.
C’est là une phase historique qui vient de s’ouvrir, prévient Saskia Sassen, après un siècle qui « incluait » plus ou moins les plus pauvres : une phase « caractérisée par les expulsions – des projets de vie, des moyens d’existence, de l’adhésion au contrat social au centre de la démocratie libérale ». La logique de la privatisation et de la dérégulation portée par les grandes entreprises produit une dynamique globale d’exclusion. Une fois exclu, on peut encore revenir ; l’expulsion, elle, est sans retour. Parler d’expulsion pour décrire ce qui arrive aux travailleurs pauvres ou aux déplacés environnementaux, c’est ramener l’échelle « macro » de l’économie globale à l’échelle des individus et des espaces sociaux, afin d’« envisager les expulsions dans toute leur radicalité plutôt que comme des manifestations nouvelles de l’inégalité ».
Il s’avère que la croissance économique et la course au développement n’empêchent pas les expulsions, ainsi que nous le montrent les situations rencontrées en Grèce, en Espagne ou aux États-Unis. Le panorama de dévastation offert par un tel livre n’en est que plus inquiétant, mais se révèle d’une certaine manière rassurant en ce qu’il regroupe des éléments qu’auparavant nous croyions sans rapport et parce qu’on y voit à la fin un peu plus clair.