Jeunes filles « préservées »

Sandra Alvarez de Toledo et sa maison d’édition, L’Arachnéen, auxquelles nous devons d’avoir eu accès à la quasi-totalité de l’œuvre de Fernand Deligny, nous emmènent cette fois-ci sur les traces d’un monde oublié, celui de ces jeunes filles à la dérive, enfermées, victimes de leur histoire familiale et plus largement de leur origine sociale, supposées criminelles ou simplement dangereuses, que notre Troisième République – cela se passe dans les années vingt et trente – drapée dans sa dignité et son souci de l’ordre et de la morale publics entendait « préserver ».


Vagabondes : Les écoles de préservation pour jeunes filles de Cadillac, Doullens et Clermont. Photographies de studio Henri Manuel (1929-1931). Documents des archives départementales de Gironde, Somme et Oise (1909-1934). Texte de Sophie Mendelsohn, L’Arachnéen, 120 p. 25 €


Les méthodes, disciplinaires et carcérales, devaient conduire à faire de ces « filles », c’est du moins ce qui était prétendu sinon espéré, de futures citoyennes respectables, à même de participer, l’âge venu, au redressement démographique d’une France quelque peu décimée par la « Grande guerre ».

La réalité est plus sombre si l’on en juge par cet album de photos toutes empreintes de tristesse et d’une sensualité qu’on sent réprimée par une surveillance de tous les instants, laquelle n’empêchait pas, chez ces jeunes filles, de multiples tentatives d’évasion, des révoltes et autres mutineries, voire des passage à l’acte irrémédiable. La réalité est également plus sombre à la lecture, dans ce livre, du recueil de lettres administratives, circulaires de toutes espèces en provenance du ministère de la Justice, des préfets concernés, directeurs et autres bureaucrates, courrier toujours dépourvu d’une quelconque réflexion sur le bien-fondé des mesures de « préservation ». Ces documents, tour à tour désespérants ou révoltants, sont fort remarquablement accompagnés par un vigoureux texte introductif de l’éditrice et par une réflexion aux accents foucaldiens et psychanalytiques de Sophie Mendelsohn.

Ce véritable reportage est centré sur trois établissements ; ceux de Cadillac, de Doullens et de Clermont, échantillon d’un ensemble de lieux auxquels, Sandra Alvarez le rappelle opportunément, « l’administration pénitentiaire a donné le nom significatif d’ « écoles de préservation pour les jeunes filles » ». L’éditrice souligne d’emblée qu’il ne s’agit donc pas là, du moins officiellement, de délinquance, celle-ci n’étant que masculine dans la conception que les gouvernants en avaient. En effet les garçons allaient, eux, en « maisons de correction » et l’histoire de leur marginalité et des formes de répression qui la punissait a été essentiellement écrite par des hommes, qu’il s’agisse de Genet ou de Foucault.

Une observation initiale et fondamentale peut être faite sur ce mot de « préservation » dans lequel Sandra Alvarez voit la marque du mensonge de l’entreprise « républicaine » qui entendait la mettre en place ; mot que l’on peut aussi interroger frontalement pour démasquer une spectaculaire hypocrisie. En effet, voulait-on véritablement « préserver » ces jeunes filles originaires des classes les plus démunies et les plus acculturées ou bien plutôt « préserver » la société des vices de toutes espèces dont ces jeunes vagabondes étaient porteuses, en exemples vivants de ce que le sexe féminin, lorsqu’il est livré à lui-même, peut constituer comme danger ? La preuve de ce caractère fondamentalement sexiste est donnée, comme le souligne Sophie Mendelsohn, par le fait que pour ces jeunes filles « le droit semble ne pas devoir s’appliquer comme au reste de la population, car les catégories morales prévalent pour elles sur les considérations juridiques ».

Gardons-nous, lecture achevée de ce précieux livre-album, de nous laisser aller à un soupir de soulagement en pensant que cette discrimination et cette répression déguisées auraient disparu. Outre que la justice des mineurs, quel que soit leur sexe, n’est pas devenue un intouchable sanctuaire, la lutte pour la parité en tous domaines, pour le droit des femmes sans la moindre réserve, est loin d’être achevée et les acquis en la matière ne sont pas couverts par une loi qui les rendrait irréversibles comme en témoignent encore trop souvent les tentatives d’abroger la loi concernant l’avortement. Oui, l’évocation de ce que fut la vie, et parfois, la mort de ces jeunes recluses (lorsqu’elles y étaient poussées par le désespoir), rappelle bien le destin de ces autistes que Fernand Deligny fut, à cette époque, l’un des rares à écouter, lui qui avait précisément débuté son parcours en étant enseignant auprès de « jeunes » en perdition.

À la Une du n° 5