En quarante-quatre témoignages d’écrivains nés en Algérie entre 1940 et 1950, Leïla Sebbar dont on connaît les talents d’anthologiste de l’Algérie et de la Méditerranée (Une enfance algérienne, Une enfance juive en Méditerranée musulmane, L’enfance des Français d’Algérie) recense, dans « ce livre douloureux », les émotions premières et les traumatismes qui ont marqué toute une génération d’enfants ou d’adolescents confrontés à une guerre qui ne disait pas son nom.
Une enfance dans la guerre – Algérie 1954-1962. Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar. Éditions Bleu Autour, 2016, 296 p., 26 €
Tous l’attestent : on parlait seulement d’« événements » ou de « maintien de l’ordre » en Algérie. Et pourtant, que de centaines de milliers de morts ! La mort est la seule chose – l’obsession − commune qui apparaît dans chacun de ces récits : l’un – Alain Amato, le Constantinois – voit de ses yeux son petit voisin Gérard Laloum tué par une grenade et conclut : « la réalité vient de pulvériser mes rêveries » ; et il perçoit, dans le hurlement de la mère qui vient de perdre son fils, « le glas de son enfance ». Tandis que de l’autre côté du pays, Simone Molina revit cette explosion à Alger qui l’ensevelit sous les gravats : « Que faire de la poussière dans la bouche, de l’espoir qui s’amenuise… ? ». Pour Monique Ayoun, c’est la mort de son oncle Charles − tout comme l’oncle de Joëlle Bahloul, la sociologue, pour qui « les lignes de séparation et d’animosité demeuraient floues » −, assassiné d’une balle dans la nuque, qui détruit « l’équilibre du jour » (selon la phrase de Camus) et abolit le bonheur.
Ce même bonheur vécu dans le Sud, à Djelfa, par Danièle Iancu-Agou, vole en éclats le jour où son oncle aussi est assassiné : c’était le grand-rabbin de la communauté de Médéa, et elle rapporte, à partir de ce drame familial, les nombreuses exactions commises, déjà, contre les juifs : les sept morts de Nédroma, la bombe contre la synagogue de Boghari, la grenade dans la synagogue de Bou-Saada. À l’autre bout, bien sûr, l’assassinat en 1961 à Constantine de la vedette de la musique orientale, Cheikh Raymond Leyris, le beau-père d’Enrico Macias, meurtre qui précipita l’exode des Juifs de cette ville dont ils étaient probablement les plus anciens locataires. Ce à quoi répond le témoignage de Patrick Chemla, à qui les copains du FLN de son frère avaient fait comprendre « qu’il n’y aurait pas d’avenir pour les juifs en Algérie ». En vérité, dans ce pays où la France livrait une guerre meurtrière avec pour victimes des dizaines de milliers de jeunes Français et des centaines de milliers d’Algériens, où le FLN (Front de Libération Nationale) venait d’exterminer son rival, le MNA (Mouvement National Algérien), sur cette terre où bientôt l‘OAS (Organisation Armée Secrète) allait livrer un combat sans merci contre ceux qu’on appelait « les rebelles », puis à l’Indépendance la persécution des harkis, ces soldats perdus de la République Algérienne Démocratique et Populaire (RADP), en attendant la très meurtrière guerre civile de 1992, la place, la marge, était des plus étroites.
Mayssa Bey, dont la famille est atteinte dans sa chair, découvre au matin dans une rue de Belcourt, enfant terrifiée, « les corps ensanglantés qu’on évacue en toute hâte ». Jacqueline Brenot constate, dans son désespoir et sa haine nouvelle pour « l’engeance humaine » : « Le paradis bleu et or a vacillé dans une immense flaque rouge ». De même, Jean-Pierre Castellani a « le sentiment d’un immense gâchis ». Quant à Daniel Mesguich, qui revit la tragédie de sa voisine dont les deux enfants ont été égorgés par cette jeune femme de ménage, que l’OAS ensuite retrouvera pour la pendre, nue, lui, l’acteur, en reste sans voix et ne sait que dire : « L’Algérie en moi n’est qu’un grand trou ». Mehdi Charef est horrifié par le crime contre sa tante pendue aux poutres de son « gourbi », et plus encore horrifié par les hurlements de sa « folle de mère » ; lui aussi s’exilera en 1962, à l’Indépendance, et ce sera pour produire ce beau film mélancolique Le Thé au harem d’Archimède (1985).
Français, arabes, chrétiens et juifs, pas de partage : chacun compte ses morts. Il arrive aussi que la victime soit au milieu des clans : Nora Aceval, dont le père est fermier espagnol et la mère musulmane, vit la fracture et la haine en elle-même : « Nos deux moitiés étaient en guerre », écrit-elle, pathétique, ce qui nous fait penser au roman emblématique de Claude Kayat, Mohammed Cohen (1981) qui relate l’« impossible histoire d’amour entre un juif et une arabe ». Quant à Jean Lenzini, son visage brun et ses cheveux frisés le font prendre pour un arabe, mais c’est quand même un attentat du FLN qui fait couler le sang sur sa cuisse, et lui fait dire que cette « odeur de la mort », il la portera sur lui sa vie durant. Alors que la mémoire de Mohamed Kacimi est hantée par « les cadavres de l’Indépendance », Karima Berger, dans un texte très fort, « Entre frères », évoque la tragédie des M’tourni, les harkis, et cette « cabale arabe pour Arabes » en concluant : « Exit les Français ! Ils étaient déjà sortis de nos têtes, plus que nous pour nous haïr ». Nul barrage, jamais, contre la haine.
On ne peut parler de tous, car tous ces écrits sont convergents et d’une rare efficacité d’écriture ; ils portent témoignage sur ce que Leïla Sebbar appelle « l’inconnu de la guerre », et ce que, dans sa préface, Jean-Marie Borzeix résume ainsi : « Libérer d’anciennes confidences, confier des secrets conservés dans l’épaisseur du temps et déjà presque oubliés, réveiller des perspicacités, des lucidités qui sont propres à l’enfance ». Par-delà l’Indépendance, il y a cette guerre civile des années 90 qui va jeter à la mer nombre d’Algériens, rejoignant ainsi dans un même bannissement le million de pieds-noirs. « Pourquoi chez nous une telle aberration », interroge Mourad Yellès, « à quel moment de notre histoire avons-nous bien pu dérailler ? »
Laissons à Alain Vircondelet, l’auteur d’Albert Camus, fils d’Alger, le soin de conclure, penché au bateau de son exil, sur cette « guerre interminable avec pour champ de bataille la mémoire intacte de la terre natale, sa perte et l’impossible retour ». Et pourtant, confie in fine Anne-Marie Langlois, « le bonheur semblait infini ». Fallait-il vraiment fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve ? L’Algérie sous la guerre, dans un tel livre, apparaît comme le sauve-qui-peut général et l’infini désastre pour ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas, pour ceux qui étaient ici et ceux qui étaient là-bas.