Une histoire sans fin ?

Avec La Révolution russe : Une histoire française, Éric Aunoble s’est lancé dans une entreprise gigantesque : présenter et étudier en un peu plus de deux cents pages l’évolution des représentations de la révolution russe au cours du siècle qui s’est écoulé depuis que les bolcheviks ont pris le pouvoir en octobre 1917 avec la sanction du deuxième congrès des soviets.


Éric Aunoble, La Révolution russe : Une histoire française. La Fabrique, 260 p., 14 €


Il explique sa démarche en affirmant en conclusion de son ouvrage : « Les tensions qui s’aiguisent actuellement devraient nous faire réfléchir à la révolution russe. » La longue liste des jugements portés sur elle depuis celui du correspondant de L’Humanité, alors embarquée dans l’Union nationale, Kritchevski, qui qualifie les gardes rouges de « graine d’apache ». Elle se conclut par Marc Ferro qui invoque « le caractère plébéien et « démocratique » du régime soviétique jusque sous Brejnev ». Entre ces deux extrêmes, Éric Aunoble évoque et analyse la sacralisation de la révolution fétichisée et amputée d’une bonne partie de ses acteurs principaux par le Parti communiste français pendant près d’un demi-siècle, sa diabolisation par un Stéphane Courtois stigmatisant « les crimes du communisme » et les quatre-vingt-cinq millions de morts que l’auteur leur impute, pour mieux dénoncer « la culture révolutionnaire ». Éric Aunoble étudie les diverses phases d’une représentation qui change, voire s’inverse, au gré des circonstances.

Ainsi voit-on défiler au fil des pages une cohorte de figures diverses : certaines se contentent du reportage, certes orienté ; d’autres se plongent dans les délices de l’analyse. Dans le premier registre, on retiendra le correspondant du Petit Parisien, Claude Anet, qui reprend l’un des thèmes favoris de la propagande des Blancs sur le prétendu « judéo-bolchevisme » – orchestré avec beaucoup plus de violence par la propagande nazie –, voire dans une assemblée de bolcheviks « tout un tas de figures qu’on a vu grouiller dans les tableaux […] de Rembrandt, des fils d’Israël qui ont abandonné la synagogue pour l’assemblée du peuple ».

Dans le second registre, Éric Aunoble s’attache tout particulièrement à la figure de Boris Souvarine, venu du communisme avec lequel il rompt définitivement en 1929. Il est l’un de ceux qui orchestrent le plus nettement – et avec une connaissance réelle des faits et des événements – la vision d’une révolution confisquée. Pour lui, en effet, la « vraie » révolution populaire a eu lieu en février, Octobre étant un « coup d’État », mieux, un « coup de force ». Cette distinction est en effet devenue un poncif depuis un bon quart de siècle et Boris Souvarine lui-même la développera, l’affinera… jusqu’à collaborer dans le Bulletin Est-Ouest (BEIPI) avec l’ancien secrétaire général du Rassemblement national populaire de Marcel Déat sous l’Occupation.

Ils sont rejoints par Raymond Aron. Au lendemain de la guerre, ce dernier, écrit Éric Aunoble, « incarne à lui seul la vigilance intellectuelle et militante contre le communisme. Il fait figure de conscience solitaire ». Il faut aux intellectuels compromis dans la collaboration quelques années pour reprendre du poil de la bête. « Plus qu’une idéologie, écrit Éric Aunoble, ce qui réunissait Aron, Souvarine et Albertini était la défense de l’ordre établi (même s’ils n’y voyaient pas forcément les mêmes charmes) », mais leur influence est limitée à un cercle d’hommes politiques et d’élites sociales et intellectuelles – réelles ou prétendues.

La chute de l’URSS marque évidemment une rupture puisqu’elle semble consacrer l’échec définitif de la révolution russe. « Ce qui disparaît perd sa raison d’être et même d’avoir été », écrit Éric Aunoble, qui analyse le rôle joué par François Furet dans cette vision de plus en plus largement répandue : « Le nautonier qui fait traverser l’Achéron n’a pas l’aspect revêche de Charon, mais le sourire mélancolique de François Furet. » Dans Le Passé d’une illusion : Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Furet ne parle de la révolution russe que de manière fort générale, en s’inspirant entre autres de l’historien américain Richard Pipes, ancien membre du Conseil de sécurité américain à l’époque du président Ronald Reagan. Il met sur le même plan le communisme et le fascisme qu’il présente comme une réaction au premier, rejoignant ainsi les analyses d’Ernst Nolte.

Cette assimilation va trouver son couronnement dans le Livre noir du communisme de Stéphane Courtois, et figure désormais en bonne place dans les manuels scolaires comme une vérité d’évidence, les deux systèmes étant réunis sous le vocable commun de « totalitarisme » qui assimile l’URSS de Staline et l’Allemagne nazie de Hitler sur la seule base de leurs similitudes politiques évidentes en faisant litière des différences économiques et sociales radicales entre les deux sociétés. Malheur au candidat au baccalauréat qui n’ânonnerait pas ce catéchisme imposé !

Éric Aunoble, qui évoque à plusieurs moments les critiques libertaires d’octobre 1917, souligne ce qu’il appelle « l’ambivalence » de la révolution, qui, écrit-il, « doit inciter à ne pas faire un tri entre le « bon grain » et l ’ivraie, mais à envisager globalement les années 1917-1921 pour en comprendre la dynamique. Il n’y a pas eu une simple lutte des forces d’émancipation contre les forces d’oppression, mais un mouvement complexe d’affranchissement qui a charrié avec lui des modes de sujétion, certains anciens et d’autres nouveaux ». Certes, la rupture la plus brutale n’empêche pas une continuité au moins partielle avec la société soumise à une violente secousse sociale.

Éric Aunoble conclut son périple par un pronostic : « Il y a, certes, peu de chances que la révolution russe redevienne un enjeu politique central car le fil de la transmission militante a été rompu depuis longtemps. » Mais la tradition militante n’est que l’un des éléments du développement historique. D’ailleurs, Aunoble ajoute : « Inactuelle, elle n’est pourtant pas devenue anachronique. L’état du monde contemporain tel qu’il se dégrade fait parfois penser qu’on est sorti du XXe siècle pour revenir à l’avant 1917. »

Que l’on partage ou non ce pronostic, le travail d’Éric Aunoble fournit bon nombre d’éléments pour aider à la réflexion sur le lien qui peut unir l’explosion de 1917 et les secousses que subit le monde d’aujourd’hui.

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