Cinq ans après sa réflexion sur les arcanes de l’administration française et les problèmes liés à ce qui constitue une nationalité dans Faute d’identité, Michka Assayas revient à ses amours de toujours : l’histoire du rock. Avec Un autre monde publié aux éditions Payot & Rivages, il raconte comment la musique a façonné son expérience de critique puis de père, sur fond sonore.
Michka Assayas, Un autre monde. Éditions Payot & Rivages. 208 p., 18 €.
1970, les Beatles se séparent. Dix ans plus tard Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, se suicide. Pour le jeune adolescent qu’est alors Michka Assayas et pour tant d’autres, c’est la fin d’un monde. Un nouveau est alors attendu par une génération entière, attentes relayées par les mouvements punk et new wave. L’auteur raconte le « combat » dans lequel il s’engage pour défendre un idéal de musique, à la recherche de l’inédit et de la perfection. Cette lutte prend ses racines tôt dans sa vie. Le docte père du méticuleux Dictionnaire du rock tient à ne brûler aucune étape. « Le chemin a été long et les détours étranges », précise-t-il.
Michka Assayas raconte la quête existentielle de la génération post-sex, drugs and rock’n’roll ; il dresse le portrait d’une jeunesse perdue dans la société qui suit les Trente Glorieuses, alors en pleine mutation. Une génération, la sienne. Il établit un intéressant parallèle entre ses interrogations de jeune critique dans le journal Rock & Folk et les musiciens de son âge que sont Bono, Morrissey des Smiths, ou Elvis Costello à leurs débuts. Il présente ces futures stars internationales comme ses pairs, lui confiant leurs incertitudes quant à leur avenir : « nous parlions du système en place qui favorisait la génération précédente, de notre rage de ne pas arriver à faire entendre notre voix singulière, de la façon dont tout semblait barricadé pour nous empêcher d’exister, de notre frustration, en somme, à ne pas trouver notre place dans le monde. » Il faudra des années et nombre de ce que Michka Assayas nomme lui-même « [s]es errances », pour qu’il atteigne cette place. La révélation a précisément lieu à la fin du livre, alors que le journaliste qui se considérait jusque-là comme un « imposteur » donne un concert avec son groupe. La transition entre son poste de témoin privilégié comme critique et celui de praticien est décisive et révèle une transformation intérieure décrite avec justesse et sans fausse pudeur.
Entre-temps, il y a Antoine, son fils de quinze ans. Ironie du sort pour ce père au sens du rythme inexistant, il est batteur. L’urgence de transmettre sa passion pour maintenir son lien parental va permettre à Michka Assayas de sortir de son statut de collectionneur passif et de prendre les choses en main. En l’occurrence, la chose en question est une guitare. La relation autoritaire s’inverse : le fils enseigne le père et le suit dans son délire de « jeune punk à la quarantaine passée ». De beaux moments de complicité s’ensuivent, empreints d’émerveillement naïf et de projets déjantés.
Il est d’ailleurs surprenant de voir à quel point l’admiration sacrée que Michka Assayas accorde aux artistes ne se ternit jamais, malgré sa propre pratique de la scène. L’achat de ses différents instruments est décrit comme des étapes décisives dans le parcours initiatique d’un Michka adolescent puis homme mûr. Des premières grattes sur une guitare espagnole, il découvre avec un enthousiasme constant les joies de la sonorité des basses Fender en passant par l’ukulélé et le baglama, luth turc. Cet observateur sagace revêt pourtant le monde musical d’un « pouvoir de sorcellerie », puisqu’il considère la musique comme une « source magique et jaillissante ». Chaque répétition avant un concert ou un enregistrement s’accompagne en effet d’un sentiment aigu de crainte religieuse, presque symptomatique. Devenu un mode de vie au fil du temps, cette angoisse est une raison de vivre pour ce critique de rock chevronné : « C’est parce que j’avais envisagé la musique, même la plus simple, avec effroi, que je m’étais mis à écrire sur elle. »
Cet amour inconditionnel de la musique s’accompagne, du reste, d’un mépris envers l’écriture journalistique. Pour lui, le critique de rock est « un non-métier », un « parasite » dont le verbiage passe à côté de l’essentiel : l’expérience même de la musique. Écrire un livre sur le sujet semble donc périlleux mais le récit de Michka Assayas s’écoute plus qu’il ne se lit. Pour illustrer à quel point la musique est une composante essentielle à sa vie, il sature son texte de références musicales au point de constituer à la fin du livre une playlist des chansons citées sans lesquelles « ce livre n’existerait pas ». On est donc à la fois partagé entre le désir de poursuivre sa lecture et celui de de s’interrompre pour se laisser prendre par l’un ou l’autre des titres. Cette apparente contradiction est illustrée par la citation en exergue, extraite d’une chanson du groupe rock The Colors Out of Time, Dancing with Joy : « I didn’t want to jump in the water/ But sometimes you don’t do what you order. »