Une puissante envie de vivre

C’est un jour de novembre, très froid. Un jeune garçon tenant son journal dit son impatience et sa fierté d’interpréter le procureur dans le procès d’Hérode, que sa classe et lui vont jouer. Une classe qui débat, des échanges d’arguments, une initiation à la rhétorique des tribunaux… On se croirait dans un lycée pilote, de nos jours ; on est en 1942 dans le ghetto de Wilno, dont la population disparaîtra bientôt dans les forêts de Ponar, toutes proches.


Yitskhok Rudashevski, Entre les murs du ghetto de Wilno, 1941-1943. Journal traduit du yiddish par Batia Baum. Éd. de l’antilope, 192 p., 16 €


Le journal de Yitskhok Rudashevski a été retrouvé dans une cachette du ghetto. L’une des particularités de cette prison-là est en effet que les Juifs enfermés y avaient conçu des « malines », servant à cacher de la nourriture, des livres, et à tenter d’échapper aux rafles, à la liquidation du ghetto. Ce journal, comme bien d’autres écrits, avait été récupéré lors de la libération de la ville par le poète Avrom Sutzkever, auteur d’un important témoignage-reportage sur ce lieu dont il s’était échappé, en tant que résistant, membre de la FPO et combattant aux côtés de l’Armée rouge. Le document, envoyé au YIVO, le plus grand centre d’archives yiddish, d’abord installé à Wilno puis déplacé à New York, a été traduit en hébreu en 1968, puis en anglais en 1971. Les éditions de l’antilope en proposent aujourd’hui la traduction en français.

Wilno, d’abord, en quelques mots. La « Jérusalem de Lituanie », l’un des principaux foyers européens de la culture juive, religieuse et laïque. Un lieu de bouillonnement intellectuel, dont les bibliothèques étaient si riches que les pillards nazis avaient créé une « brigade du papier » constituée de quarante détenus triant les ouvrages. Souvent, au péril de leur vie, ils en dérobaient, trompant l’attention de leurs gardiens. L’essentiel a été détruit, des parchemins ayant ainsi servi à fourrer des bottes. En septembre 1939, un flot d’intellectuels et d’artistes polonais avaient fui leur pays pour se réfugier dans la capitale lituanienne.

Les premières pages du journal, sans doute écrites en 1942, rappellent de mémoire l’année 1941 et ces jours de juin qui voient les nazis envahir la partie jusque-là occupée par les Soviétiques. Le mot « occupée » est d’un emploi délicat. Pour la plupart des Baltes, c’est le terme juste. Pour beaucoup de Juifs qui ont trouvé refuge dans cette zone, l’Armée rouge est une protection1. Le diariste dont on lit les pages enthousiastes sur l’Armée rouge et la grande révolution d’Octobre est un membre des pionniers, favorable donc au régime communiste, et le départ des Soviétiques le 21 juin ne peut être qu’un court adieu.

Le port de l’étoile jaune est une première offense pour Rudashevski. On comparera ce qu’il en écrit le 8 juillet à ce qu’écrit un an plus tard Hélène Berr, à Paris, le 8 juin 1942 : « J’ai ressenti alors la brûlure de ces grands ronds de tissu jaune sur leur dos. Longtemps je n’ai pu porter ces insignes. Je sentais comme une bosse sur la poitrine et dans le dos, comme deux crapauds accrochés sur moi. J’avais honte de me montrer avec ça dans la rue, non parce que c’est signe que je suis juif, mais j’avais honte de ce que l’on fait de nous, honte de cette impuissance ». Le ghetto délimité, les conditions de vie deviennent insupportables. La promiscuité est la règle, le silence et l’isolement l’exception.

Yitskhok Rudashevski vit dans cette effervescence douloureuse. Douloureuse d’abord parce que les nazis et leurs acolytes, lituaniens ou membres de la police juive du ghetto, ne cessent d’humilier et de terroriser. Sur ces derniers, menés par un certain Levas, Yitskhok a une formule définitive, alors que ces policiers se pavanent dans les rues : « ils jouent la comédie avec leur propre tragédie ».

Le narrateur raconte les journées de rafles, ces moments dans l’automne ou l’hiver froid et sombre où on rassemble des êtres pour les faire disparaître. La forêt de Ponar est à côté, et on sait ce qui s’y déroule. Les rumeurs circulent, pas toutes infondées ou excessives. Des témoins arrivent, des villages voisins, des bourgades dans lesquelles les soldats allemands ont massacré une population entière. Dans le ghetto lui-même, des hommes de haute stature meurent, parfois assassinés, parfois exténués par les conditions de survie. C’est le cas du professeur Gerstein, chef de la chorale, musicien et professeur que le jeune garçon admire, et dont il prononce l’éloge funèbre. Son enterrement, à l’intérieur du ghetto surveillé par Levas et ses sbires de la police juive, réunit des milliers de personnes.

Le journal de Rudashevski devient un témoignage exceptionnel lorsqu’on lit les pages relatant les journées d’étude du garçon. Partout, des cours, des conférences, des débats, des activités de clubs. En plus de préparer le procès d’Hérode, les lycéens mènent une enquête dans le ghetto auprès de ses habitants, leur faisant remplir un questionnaire sur leurs conditions d’existence. L’espoir, ténu, d’une issue favorable existe encore. Yitskhok est persuadé que l’Armée rouge l’emportera bientôt. Il suit les nouvelles concernant Stalingrad, apprend la défaite allemande dans la ville symbole, est sûr que les Soviétiques approchent de Wilno, exprime son enthousiasme par des phrases pleines de lyrisme. Il a quinze ans et toutes les raisons de rêver. Mais il est également lucide et sait l’importance de ce journal que personne ne peut lire, pas même sa cousine Sore qui le découvrira dans une maline en juillet 1944. Il est témoin2 : « Tout doit être consigné et enregistré, même le plus sanglant, car tout devra être pris en compte. »

« L’humeur un peu meilleure. Au club on entend déjà une chanson joyeuse. Mais nous sommes prêts à tout car ce lundi a prouvé que nous ne devons nous fier à rien, ne croire personne. Le pire peut nous arriver à tout instant… »

On est le 7 avril 1943. C’est la dernière page écrite par Yitskhok Rudashevski.


  1. On renvoie sur ce point à deux livres très différents, parmi de très nombreux. L’un met en relief la « complicité » entre Soviétiques et Allemands : Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin (Le Bruit du temps) ; l’autre, plus général, Terres de sang de Timothy Snyder (Gallimard), met en relief l’extrême complexité des rapports entre les peuples dans ces lieux des exterminations.
  2. Lire à ce propos le numéro d’Europe, janvier-février 2016, « témoigner en littérature » et son compte-rendu dans le n°3 d’En attendant Nadeau.

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