Situés à une limite extrême de l’écriture du jour, le Carnet de notes de Pierre Bergounioux, dont paraît le quatrième volume en dix ans, n’imprime guère que de légères variations au compte rendu quotidien. Il continue pourtant de donner à lire une courbe du temps qui rend sa lecture bouleversante.
Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2011-2015. Verdier, 1205 p., 38 €
Les premières années du Carnet, la décennie 1980-1990, montrait un homme dans la force de l’âge, dont la vie était scandée de petits et grands événements. Avoir consacré celle-ci à l’écriture obligeait pourtant à une discipline, dont le journal comme accompagnement régulier et discret était l’une des règles. Trois décennies plus tard, la vie s’est assagie, l’activité est plus restreinte et le temps s’alourdit. Cela se traduit matériellement par le volume de ce quatrième carnet, aussi important que les précédents, mais pour moitié moins de temps. 2011-2015 : le corps pèse et le temps presse, cela s’écrit, cela se sent. Atteint par des troubles cardiaques et souffrant d’hypertension, Pierre Bergounioux étouffe, fait des malaise, se sent mourir. Il lui arrive de tomber dans le métro, de ne pas dormir de la nuit ; parfois c’est l’angoisse que cela se produise qui le rend malade : aucun jour sans cette crainte, que celui-ci soit le dernier. « J’ai pris soin de déverrouiller les portières, qui se ferment automatiquement, pour le cas où je perdrais connaissance au volant. On n’aurait pas besoin de casser la vite pour m’extraire, mort ou vif, de la voiture. Avec ça, certain triste tour d’esprit, congénital, me fait m’attacher à d’infimes détails, et jusque dans ces instants où je suis peut-être pour perdre le monde entier. […] Je vais mourir comme j’ai vécu, dans l’intranquillité. » (2.5.2011) La peur travaille l’écriture quotidienne. Les activités et les gestes ordinaires – prendre le RER à Courcelles, faire les cours aux Beaux-Arts, répondre à une interview, se rendre au supermarché, lancer une machine – demandent plus d’efforts à être ainsi pris en tenaille par cette gêne chronique, cette piqûre au cœur.
La force du Carnet de notes a toujours été d’exposer ainsi crûment le quotidien, sans digression, sans analyse et sans jugement. Pierre Bergounioux lit des livres mais ne dit rien de leur contenu ; il rencontre des personnes mais ne formule aucune opinion à leur sujet ; de ses compagnons de vie les plus proches, mère, épouse, frère, enfants, il ne livre que des éléments factuels qui le touchent directement. De la vie extérieure, la politique, les événements du monde, ce qu’on lit dans les journaux, il ne fournit aucune analyse qui impliquerait une distance, un détachement. Les notes sont précisément ce qui n’est pas encore entièrement coupé du réel qui les justifie et dont elles portent encore la matière. C’est tout leur intérêt de n’avoir pas été encore arrachée par l’écriture ou par le sens à la substance du corps et de l’existence. Ainsi, comme dans les Journaux de Kafka, les notations les plus minces sont presque les plus troublantes. Des phrases comme : « La seule distraction de la journée aura été l’aller-retour à la pharmacie, pour renouveler un des traitements » (14.6.2011) ou bien « je découvre, en rassemblant mes petites affaires, que le portable est déchargé » (25.10.2014), « je prends la rame de huit heures » (15.2.2013), ne sont pas plates, parce qu’elles restent attachées au moment particulier du temps qui a eu lieu. Ni la généralité, ni le travail de l’écriture ne produisent un tel effet : les notes ne sont pas détachées du temps concret, elles sont encore accrochées aux branches de l’instant. Si les autres écrits de Pierre Bergounioux s’occupent du passé pour lui donner une intelligibilité, le Carnet ne consigne que le présent notable, dont l’intelligence vient de ne pouvoir être l’objet d’aucune récupération, d’aucune récapitulation. Par cette sorte d’éthique de la surface, qui est celle de la notation, Pierre Bergounioux donne de la dignité à nos pauvres vies, à tout ce qui en elles n’est pas mémorable et qui pourtant témoigne de notre présence réelle dans le monde.
La puissance spécifique de ce volume-ci (2011-2015), que l’on pressentait déjà dans le précédent (2001-2010), est de faire se rejoindre le temps de la vie et le temps de la notation (qui se confondent) avec le temps du lecteur. Les premiers volumes avaient été publiés assez longtemps après avoir été l’espace encore secret d’une consignation méthodique et obscure, puis dactylographiés a posteriori. Les derniers sont écrits dans la certitude de leur publication et sans que soient modifiées en rien l’éthique et la technique de la notation, cela projette le journal dans un autre temps et leur rencontre produit des effets troublants. Ainsi, le 24.12.2015 : « Au courrier, les épreuves des trois dernières années du Carnet. Dans une semaine, j’enverrai à Michèle Planel les notes de décembre et tout devrait sortir des presses début février. » Par un effet de courbe extrêmement bouleversant, plus le temps presse et s’apprête à manquer, plus il est présent et impose au lecteur sa présence de présent. On fait l’expérience – que n’auront pas de la même manière les lecteurs plus tardifs – d’une contemporanéité radicale où nous appartenons concrètement au peuple du livre, même lorsque nous n’y sommes pas présents nommément.
Comme souvent, le jeu concerté avec le temps produit des effets de heurts violents. Chaque lecteur pourra en faire l’expérience dans la façon particulière et précise dont se rejoindra le temps de sa vie propre et celle qui est consignée ici. Mais il en est un qui advient, imprévisible, dans le cadre de cette vie-là, notée sans tri ni téléologie : la mère de l’écrivain, « Mam » présence constante et discrète depuis le début, après avoir été malade tout du long, comme son fils (il est un âge où le corps des enfants et celui des parents se mettent à se ressembler), meurt. On est le 12 novembre 2015. Le soir du 13, cent trente personnes sont tuées à Paris. « Il me semble vivre une période de grand malheur. Mam nous a quittés et des fous furieux abattent les gens, par dizaines, dans les rues. » (14.11.2015) La plus grande rupture personnelle, celle qui coupe symboliquement le fil qui vous rattache à la naissance et vous met désormais en première ligne devant la mort, et, simultanément, la terrible violence extérieure, font se rejoindre deux fragilités, deux incompréhensions. Nous sommes devant l’événement pur, sans après-coup, sans explication. Nous ne sommes pas devant le temps, mais dedans.